(Tokyo) Andre De Grasse est resté sur la piste de longs instants. Seul. De la buée dans ses lunettes dorées. Les Américains faisaient leur tour d’honneur dans un stade vide avec un drapeau sur les épaules. De Grasse marchait, puis se rassoyait.

Ça venait vraiment d’arriver et il absorbait l’évènement par tous les pores de sa peau, dans le soir humide de Tokyo.

L’or. Enfin l’or.

Quand il est arrivé devant les journalistes, il était encore secoué. Comme on ne l’a jamais vu, lui qui affiche toujours ce sourire de gamin, en contraste avec l’air grave de tant de ses compétiteurs.

On n’avait jamais vu Andre De Grasse pleurer sur la piste, non plus. Un journaliste lui a demandé s’il avait déjà été aussi ému dans sa vie.

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Un journaliste a demandé à Andre De Grasse s’il avait déjà été aussi ému dans sa vie. « Non », a-t-il répondu.

Il a réfléchi une seconde ou deux, ce qui est long, quand on vit les choses en centièmes.

« Non », a-t-il répondu.

« Bien sûr, à la naissance de mes enfants, j’étais ému. Mais être ému sur la piste, c’est la première fois. »

Ce moment, il l’attend depuis cinq ans. Et jusqu’à l’ultime limite de cette course d’anthologie, rien n’était gagné.

C’est par six centièmes de seconde qu’il a devancé l’Américain Kenny Bednarek.

Allait-il encore être bon deuxième ?

À Rio, il y avait eu le bronze au 100 m, et l’argent au 200 m derrière Usain Bolt (en plus du bronze au 4 x 100 m).

C’était déjà inespéré. Finir deuxième à ses premiers Jeux, à 22 ans, et derrière le plus grand, ça n’a rien de gênant. Ce n’était qu’un début, sous le regard bienveillant de grand frère du champion jamaïcain qui quittait la piste. Ça ressemblait à un rite d’initiation olympique, à une sorte de passage du relais. Mais les choses ont été plus compliquées que prévu.

De Grasse a dû faire l’impasse sur le Championnat du monde en 2017, pour cause de blessure.

En 2019, après des saisons difficiles, il a sa chance encore au Championnat du monde. Bolt est à la retraite. La voie est libre, la forme assez bonne. Mais le résultat est le même : bronze au 100 m, argent au 200 m.

Tokyo arrive enfin. Il est dans la forme de sa vie. Il a l’expérience des Jeux. Il est prêt.

Premier résultat : bronze au 100 m.

Ah non, pas encore !

Pas question. Pas cette fois.

* * *

De Grasse a fait une course parfaite. Tout a été exécuté impeccablement. Dès le coup de feu. Il a eu le temps de réaction mesuré le plus rapide de tous.

« Mon coach m’a dit : “Sors de la courbe, sors de la courbe pour être dans la lutte en sortant de la courbe, parce que la partie la plus dure, c’est de rentrer sur les 100 derniers mètres. Mais si tu n’es pas dans la lutte en sortant de la courbe, c’est foutu.”

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C’est par six centièmes de seconde qu’Andre De Grasse a devancé l’Américain Kenny Bednarek.

« J’ai essayé de rester relaxe. À l’arrivée, je n’ai jamais senti mon cœur battre comme ça… Je pensais que j’allais m’évanouir. Mon cœur pompait, j’essayais juste de respirer… J’étais si fier…

« Je pleurais un peu sous les lunettes. J’ai tellement attendu ce moment… La pression ? Je n’y pense pas. Je vis pour ces moments-là. J’essaie juste d’être moi-même, j’essaie juste d’être un enfant… »

Et courir. Courir jusqu’à ce que le cœur veuille exploser.

* * *

Une fois qu’il a bien savouré la victoire, on lui a montré sa femme et ses enfants, à la maison sur un écran. Ça sautait partout, là-dedans.

« Ah, ça, c’était spécial, nous a-t-il dit après. J’ai fait ça pour eux, ils sont à la maison… C’est un moment incroyable… »

Il n’était plus capable de parler, ce qui ne lui arrive pas souvent. Mais une médaille d’or canadienne au 200 m, ça n’arrive pas souvent non plus, la dernière appartenant à Percy Williams et remontant à 1928.

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Il y a eu un silence. De Grasse a bu une gorgée, pour se redonner de la contenance.

« Devenir père, ça t’a changé, hein ? », a demandé un journaliste.

« Oh oui », a-t-il dit en souriant.

« Mon beau-fils, il veut toujours courir contre moi quand je reviens de l’entraînement, je suis fatigué et je le laisse gagner… Il a tellement d’énergie.

« Ma fille, elle me demande toujours où je vais, je dis toujours que je vais à l’entraînement à la piste, elle me dit que je vais toujours à la piste… Là, peut-être qu’elle comprend mieux.

« Elle aime moins courir, mais elle m’imite, quand je prends une grande inspiration et que je mets mes lunettes… »

Cet homme a hâte de rentrer à la maison, et d’après ce qu’il nous a dit, sa femme aussi. « Elle a de l’aide de sa mère, mais elle est épuisée », a-t-il dit. Le couple a deux enfants, une fille de 3 ans et un garçon de 3 mois. Sa femme, Nia Ali, vice-championne olympique américaine au 100 m haies à Rio, a un garçon d’une union précédente.

* * *

On a rappelé au nouveau champion olympique cette fameuse photo. On le voit à sa première course à vie. Il avait emprunté des souliers à pointes, mais courait avec ses longs shorts de basketball. C’était juste pour rire, parce qu’un ami allait à une compétition régionale. Il avait 17 ans, et lui, son truc, c’était le basket.

Il a fini deuxième, avec un chrono de 10,9 s.

L’entraîneur Tony Sharpe, un ancien médaillé de bronze canadien au relais 4 x 100 m, s’adonnait à être là avec ses athlètes. Quand il a vu De Grasse, il l’a convaincu que son avenir était à la piste, pas sur un court de basket.

« Je sais qu’il est fier, je veux juste le remercier de m’avoir amené dans ce sport. Je t’aime, Tony. Je l’ai finalement fait… »

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Pendant que notre héros pleure encore un peu sa joie, il faut noter dans le trio américain qui poursuivait furieusement De Grasse la présence d’un adolescent de 17 ans qui fait de meilleurs chronos qu’Usain Bolt au même âge.

Car derrière Bednarek (argent, 19,68 s) et le champion du monde en titre Noah Lyles (bronze, 19,74 s), il y avait ce jeune homme très déçu de sa quatrième place : Erriyon Knighton. Il a lui aussi a été « détourné » de son sport préféré au profit du sprint. Receveur de passe élite au football, il a été envoyé améliorer sa vitesse à l’athlétisme par son entraîneur. Celui-ci doit regretter sa suggestion : le jeune homme n’a jamais remis son équipement de football, tant il a fait sensation en athlétisme.

* * *

À quoi on pense, quand on voit la ligne approcher, et les épaules de Bednarek tout à côté ?

Pas à la médaille. Pas à la couleur de la médaille. Pas aux autres.

« Je pensais juste à finir fort. Je savais que les Américains s’en venaient. Je pensais : respire, reste relaxe… »

Ça paraît drôle à dire venant d’un homme qui fait aller ses jambes aussi vite et aussi fort, mais la relaxation est un élément capital d’un sprint réussi…

Le coach en parle souvent. Et comme De Grasse cite son entraîneur toutes les deux phrases, on lui a demandé de nous parler de Rana Reider, qui l’entraîne à Jacksonville, en Floride, depuis trois ans.

« C’est le gourou, il déteste entendre ça, mais c’est le gourou. Il est tellement particulier, tout ce qu’on fait a une raison, il est toujours dans mon oreille, “arrange ton pied, fais ci, sois rigoureux”. Il me dit : “Tu l’as, tu es le meilleur, mets-toi pas trop de pression.”

« Il m’a dit aussi : “C’est ton temps, c’est ton moment.” »

Le coach avait raison. De Grasse a bien écouté.

« Cette victoire, personne ne peut l’enlever », a-t-il dit, tout en admettant que ça deviendra plus vrai tantôt, quand on lui remettra la médaille, et que l’hymne national retentira pour ce garçon de Markham, en Ontario, qui ne savait pas qu’il courait vite.

Maintenant, le voici non seulement au panthéon de l’athlétisme canadien, mais tout en haut de la hiérarchie mondiale du sprint.

Maintenant, il a la preuve.

Nouveau record pour Geneviève Lalonde

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Geneviève Lalonde a couru en 9 min 22,40 s pour terminer 11e dans cette finale relevée au Stade olympique de Tokyo.

Trois jours après avoir fait éclater le record canadien du 3000 m steeple, Geneviève Lalonde a remis ça, en retranchant encore quelques centièmes : elle a couru en 9 min 22,40 s pour terminer 11e dans cette finale relevée au Stade olympique de Tokyo.

Avant le 200 m de De Grasse, on a pu lui parler un peu.

Elle est « très satisfaite » de ce record canadien dans cette deuxième finale olympique, où elle s’est un peu mieux classée qu’à Rio (16e). D’autant qu’elle a eu une blessure majeure à la hanche au cours de l’hiver. « Juste courir avec les meilleures au monde pour la première fois depuis 2019, c’est une chance. »

« J’avais de la difficulté à trouver ma position, j’étais un peu partout et ça allait vite. »

C’est un peu la nature du steeple d’être chaotique, avec les haies qui arrivent vite, les coureuses qui se placent et sautent toutes différemment. Cette course n’a pas fait exception, avec plusieurs chutes. Signe supplémentaire que l’Ouganda commence à rivaliser avec le Kenya et l’Éthiopie dans les courses de fond et de demi-fond, c’est l’Ougandaise Peruth Chemutai qui a pris l’or avec un chrono de 9 min 1,45 s.

Qu’est-ce que ça prend pour rivaliser avec le top 8, ou top 5 ?

De la santé et de l’entraînement, a répondu Lalonde, qui en a manqué récemment.

Elle a reçu des encouragements de partout au Canada, dit-elle, mais en particulier d’Acadie… et d’Ulukhaktok, dans les Territoires du Nord-Ouest.

Lalonde s’est rendue plusieurs fois dans ce village inuit de 400 habitants dans le cercle polaire pour sa maîtrise en géographie.

« Ils se souviennent que j’ai beaucoup couru là pour m’entraîner, et ils trouvaient ça drôle. Ils voient pourquoi maintenant. Je ne pense pas qu’ils s’inquiétaient tellement de ma course, mais juste de me voir parler, ça leur faisait plaisir », a-t-elle dit.

La suite dépendra de sa forme qui, jusqu’ici, est excellente. Et aussi de discussions avec son mari.

« Paris, c’est bientôt, c’est juste dans trois ans. »