Sifan Hassan tente un triplé historique digne de Zatopek

(Tokyo) Les Jeux, ça sert aussi à nous donner à voir des choses impossibles.

Et ce qui est arrivé lundi au Stade olympique de Tokyo n’a aucun bon sens, au dire même de la principale intéressée.

« Bien des gens disent que je suis folle. Je crois aussi que je suis folle », convient la Néerlandaise Sifan Hassan.

Il était presque minuit et elle essayait de nous expliquer cette journée folle dans un plan encore plus fou.

Mais comment marquer l’histoire en étant prudent ?

Faut être vaguement cinglé, en effet, pour tenter un triplé aussi casse-gueule aux Jeux olympiques : 1500 m, 5000 m, 10 000 m. Ça ne s’est jamais fait. 1500-5000, oui ; 5000-10 000, quelques fois. Mais étirer l’exploit aussi loin du demi-fond à la course de fond, c’est étirer l’élastique du raisonnable au-delà de la limite permise, même avec le meilleur caoutchouc.

Pas seulement parce qu’on a tendance à spécialiser les athlètes. Aussi, surtout, parce que ça suppose un horaire de compétitions complètement dément.

La preuve ?

À 9 h 47, Sifan Hassan s’alignait pour les qualifications du 1500 m. Elle est championne du monde, ça ne devait poser aucune difficulté.

Sauf que… À 350 m de l’arrivée, elle s’accroche dans une coureuse, tombe sur la piste.

« J’ai pensé un instant rester par terre, parce que je n’étais pas responsable de la chute et il restait une vague, mais j’ai eu peur d’avoir des regrets. »

Alors elle s’est relevée… et a remonté tout le monde dans un train d’enfer sur le dernier tour, pour terminer première.

Je me disais : je n’y arriverai pas… Oui, je suis capable… Non, je ne suis pas capable… J’étais comme une folle qui se parle toute seule.

Sifan Hassan

Mo Farah, à Rio, avait aussi chuté au premier tiers du 10 000 m, s’était relevé et avait remporté l’or. Mais on a plus de temps pour se replacer dans un 10 000 m qu’au dernier tour d’un 1500 m !

Une course de 1500 m à plein régime est déjà une épreuve. Mais ajoutez une chute et un rattrapage, et ça vous rôtit même la meilleure. « Ça m’a coûté beaucoup d’énergie, j’étais tellement fatiguée après, j’avais mal partout, je suis rentrée et je voulais juste dormir. »

Sauf que la journée ne faisait que commencer. Comme si ça ne suffisait pas, à 21 h 50, Hassan s’alignait pour le 5000 m, dans ce soir humide et collant. Elle est restée sagement dans le peloton. Aurait-elle les jambes pour tenter une de ses attaques ? Les autres se demandaient…

Elle les avait. Et à sa manière habituelle, elle a laissé tout le monde derrière au dernier tour. Vram !

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Sifan Hassan a remporté la médaille d’or au 5000 m, lundi.

Attendez. Ça ne fait que commencer. Il reste les demi-finales du 1500 m, mercredi. Et la finale du 1500 m, vendredi soir. Puis, le lendemain soir, le 10 000 m.

Personne n’essaie ça. Faire un 1500 m la même journée qu’un 5000 m, et faire un 5000 m entre deux 1500 m, etc. J’ai oublié de dire que pour atteindre la finale du 5000 m, il fallait se qualifier, vendredi.

Ça fait, ben, ben, ben des tours de piste pour deux petites jambes. C’est des plans pour rater toutes les courses.

* * *

Si, par impossible, elle réussit, ce sera l’équivalent du triplé légendaire d’Emil Zatopek aux Jeux d’Helsinki, en 1952 : l’or aux 5000 m, 10 000 m et marathon – qu’il n’avait jamais couru. Ce n’était pas moins fou. Zatopek avait couru le 10 000 m le 20 juillet 1952 ; puis les qualifications du 5000 m le 22, la finale le 24 et le marathon le 27.

Lasse Viren a tenté le coup à Montréal en 1976, mais après l’or aux 5000 m et 10 000 m, il a terminé cinquième au marathon.

Ces choses-là ne se font tout simplement plus.

« Votre entraîneur, votre équipe, personne n’a tenté de vous décourager de faire ça ? ai-je demandé.

– Quand j’ai dit à mon gérant que j’allais faire ça, il a dit : ‟Euh… quoi ?!” Mais je ne l’ai pas écouté. J’ai juste décidé de le faire. La vie, c’est pas juste l’or ou le gagnant, la vie, c’est écouter son cœur.

– Où avez-vous le plus mal, en ce moment ? a demandé un autre.

– J’ai mal partout. Aux pieds. Aux jambes. Au cœur. »

Deux fois, devant des commentaires un peu trop admiratifs, elle a pris soin de nous dire : « Je ne suis pas grande, je suis chanceuse. »

Je vous ai dit qu’il était minuit ?

La Kényane Hellen Obiri, qui a remporté l’argent, n’était pas réconfortée par l’épisode du matin. « Je savais qu’elle allait détruire le peloton au dernier tour », a-t-elle dit, souriante devant la fatalité. Et comme de fait…

La Turque Yassemin Can, sixième, nous a dit, mi-sérieuse, mi-admirative, que si elle était tombée, elle serait restée par terre.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Sifan Hassan

Bref, tout le monde est impressionné.

Hassan, d’abord une spécialiste du 800 m et du 1500 m, est arrivée à 15 ans d’Éthiopie comme réfugiée aux Pays-Bas, en 2008. Elle a terminé cinquième au 1500 m à Rio et n’a pas atteint les demi-finales au 800 m. Elle a ensuite connu une progression importante après avoir été entraînée par Alberto Salazar, qui a dirigé le Nike Project en Oregon, pépinière de nombreux champions (dont Mo Farah). Jusqu’à ce qu’il soit suspendu par la Fédération américain d’athlétisme pour incitation au dopage, en jouant un peu trop avec les médicaments d’ordonnance. Aucun de ses athlètes n’a toutefois été pris en défaut.

Deux sœurs

Pendant ce temps, fait rare, les deux sœurs Stafford, de Toronto, se sont qualifiées pour les demi-finales du 1500 m. Mais au-delà de l’anecdote familiale sympathique, Gabriela Debues-Stafford a terminé première de sa vague et sera à suivre pour la suite. Seule athlète canadienne qualifiée au 800 m, au 1500 m et au 5000 m, n’étant pas folle, elle a décidé de s’inscrire uniquement au 1500 m. Elle a montré déjà qu’elle pouvait courir avec les meilleures. Elle a des ambitions et des moyens pour aller avec.

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La Canadienne Gabriela Debues-Stafford a terminé première de sa vague au 1500 m.

Sa petite sœur Lucia n’est pas (encore) au même niveau, mais elle a profité de cette qualification pour faire un record personnel, ce qui fait déjà de beaux chiffres à rapporter à la maison.

Le Maroc en or

On ne peut pas passer sous silence la première médaille d’or du Maroc en athlétisme depuis le doublé du grand Hicham El Guerrouj à Athènes (1500-5000).

Soufiane el-Bakkali, quatrième à Rio, a détrôné les Kényans au 3000 m steeple. Le Kenya avait remporté l’or aux neuf derniers JO dans cette transposition sur piste du cross-country, qui leur appartient.

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Soufiane el-Bakkali, du Maroc

El Guerrouj a tweeté ses félicitations à el-Bakkali. Je l’ai rattrapé dans le corridor pour les lui montrer – et pour qu’il me les traduise de l’arabe.

« Ça dit “Bravo Soufiane, et bravo pour le Maroc.” »

Un grand coureur

On n’en a que pour les médailles, mais Matthew Hughes, d’Oshawa, est un de ces athlètes canadiens de calibre international qui sont sous le radar, faute de médaille dans un sport qui n’a pas une grande tradition chez nous, et où la profondeur de talent mondial est grande.

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Le Canadien Matthew Hughes

Il a prouvé lundi encore son talent avec sa sixième place au 3000 m steeple (8 min 14 s). Il a fait une course excellente, se gardant pour la fin. « J’ai peut-être été un peu trop prudent, j’aurais aimé finir cinquième, mais je ne peux qu’être content, heureux avec ce résultat. »

Il devrait l’être. Il a devancé le Kényan Abraham Kibiwot, un des meilleurs au monde à ce jeu, et tous les non-Africains du peloton.

Ça aussi, c’est « inspirant », même si ça vient sans résultat métallique.