Oui, c’est la faute au grand Wayne. Un peu aussi celle du journaliste torontois Bob McKenzie, bien connu des téléspectateurs du réseau TSN, et des dieux du hockey, qui ont peu d’atomes crochus avec les Maple Leafs de Toronto.

L’histoire se déroule au printemps 1993. Contre toute attente, le Canadien s’est qualifié pour la finale de la Coupe Stanley. Qui sera son adversaire ? Les journalistes salivent déjà. Les Maple Leafs de Toronto mènent trois matchs à deux leur série demi-finale contre les Kings de Los Angeles. Une autre victoire et le choc tant espéré se concrétisera : Montréal contre Toronto, mais surtout Jacques Demers contre Pat Burns.

Avant la saison, Demers a remplacé Burns derrière le banc du Canadien. Homme jovial, empathique et positif, le nouveau coach offre un contraste saisissant avec son prédécesseur, un type bourru qui avait perdu ses moyens durant ses derniers mois à la barre.

Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, les Maple Leafs ont embauché Burns sans hésitation. Ils avaient besoin d’un entraîneur capable de mettre de l’ordre dans un vestiaire mollasson.

Au cours des mois suivants, chacun à leur façon, Demers et Burns transforment leur équipe pour le mieux. Au point qu’une première finale Montréal-Toronto depuis 1967 est envisageable.

Les deux hommes, en revanche, ne s’apprécient guère. Leurs accrochages par médias interposés ont parfois alimenté la chronique. Avant de prendre place derrière le banc du Canadien, Demers était analyste au réseau radiophonique des Nordiques. Il baignait dans cette rivalité entre les deux organisations québécoises, avec son lot de déclarations fracassantes.

À cette époque, personne n’aurait accusé les acteurs du hockey d’avoir la langue de bois. Les émotions sortaient sans filtre, donnant ainsi lieu à de spectaculaires passes d’armes. À ce petit jeu, Burns était champion. Et Demers, comme analyste, ajoutait parfois un bout de bois dans ces braises qui ne s’éteignaient jamais complètement.

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C’est durant cette série Maple Leafs–Kings que je retrouve Pat Burns, avec qui mes relations étaient tendues à la fin de son séjour chez le Canadien. La Presse m’a dépêché pour couvrir les derniers matchs de cette demi-finale. Je découvre un homme différent de celui que j’ai côtoyé durant ses quatre années à la barre du CH. Il n’a rien perdu de son franc-parler, mais son ton est plus calme. Il n’est pas mécontent que La Presse couvre ses succès à Toronto. Pour lui, il s’agit d’une rédemption après sa fin de règne mouvementée à Montréal.

Le matin du sixième match, assis dans un modeste local du « Fabulous Forum » de Los Angeles, il évoque une potentielle finale entre le Canadien et ses Maple Leafs : « C’est sûr que ce serait l’fun, pas de doute là-dessus ! »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @TORONTOSTAR

Doug Gilmour et Pat Burns

Puis, Burns plonge dans ses souvenirs avec le Canadien. « À Montréal, s’il y avait deux Coupes Stanley par année, le Canadien devrait gagner les deux. Ce n’est pas méchant, c’est une pression qui est bonne pour l’organisation. Mais pour le coach, ça devient très exigeant. C’est dur pour toi, ta santé et ta famille. Après quatre ans, tu finis par t’en ressentir… »

Quelques heures plus tard, un but de Wayne Gretzky en prolongation permet aux Kings d’éviter l’élimination. Un match décisif aura lieu à Toronto.

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Avant ce but qui sauve les siens, Gretzky s’était montré discret dans cette série. Au point que des analystes se demandaient s’il n’était pas au bout du rouleau.

Quelques jours plus tôt, après la victoire des Maple Leafs dans le cinquième match, Bob McKenzie, alors columnist au Toronto Star, a consacré sa chronique au jeu décevant du numéro 99. « Qu’est-ce qui ne va pas avec Wayne ? », demandait-il. Plus loin dans le texte, on trouvait cette phrase assassine : « Hier soir, Gretzky a semblé patiner avec un piano sur le dos. »

Ce jugement lapidaire – mais juste – a choqué Wayne Gretzky. D’autant plus qu’il émanait d’un journaliste respecté de Toronto.

Malgré son statut de vedette nord-américaine, le numéro 99 demeurait l’enfant de Brantford, une ville située à 100 kilomètres de la métropole canadienne. Les médias de cette ville couvraient sa carrière depuis son adolescence. Les critiques à son endroit avaient été inexistantes, ou presque. Pour Gretzky, être ainsi montré du doigt constituait sans doute une première.

Dès le début du septième match au Maple Leaf Gardens, Gretzky vole sur la patinoire. Il marque trois buts, récolte une aide et les Kings défont les Maple Leafs 5-4, obtenant ainsi une place en finale. Les joueurs de Burns, malgré un splendide effort, ont manqué d’énergie. Ils en étaient à une troisième série de suite de sept matchs.

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

Wayne Gretzky en 1993

Le lendemain, devant quelques journalistes, il avoue à quel point la chronique de McKenzie l’a motivé : « Je joue dans la Ligue nationale depuis 14 ans. J’ai remporté quatre Coupes Stanley. Oui, je suis fier de ce que j’ai accompli. Je ne voulais pas qu’on se souvienne de moi comme du gars incapable de jouer une série demi-finale à Toronto. […] J’imagine qu’il restait encore une chanson sur mon piano. »

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C’est ainsi que nous avons été privés d’une série finale de la Coupe Stanley entre le Canadien et les Maple Leafs de Toronto en 1993. Et d’un premier choc éliminatoire entre les deux grands rivaux depuis 1979. Qui aurait alors imaginé qu’il faudrait attendre 2021 pour vivre de nouveau cette expérience ?

Au Forum, disons-le franchement, personne n’était trop déçu de ce rendez-vous manqué. Le retour de Burns à Montréal dans ces conditions hautement émotives aurait provoqué un intérêt immense… avec un potentiel élevé de dérapage. Une seule remarque caustique de Burns à l’endroit de Demers, ou l’inverse, aurait mis le feu aux poudres. Et dans un contexte aussi brûlant, avec deux entraîneurs habiles devant les micros, les chances d’éviter cette flambée auraient été nulles.

On connaît la suite : dans une série courte, mais pleine de rebondissements, le Canadien a remporté la Coupe Stanley en éliminant les Kings en cinq matchs. Ce fut un grand moment pour Montréal et tout le Québec. N’empêche qu’une finale entre les deux grands rivaux canadiens aurait constitué un sapré spectacle.

Mais ce n’est pas arrivé. La faute à Gretzky, bien sûr…