Que rêvent de découvrir les archéologues ? Une cité perdue. Les égyptologues ? Le tombeau d’un pharaon. Les paléontologues ? Un cimetière de dinosaures.
Et les historiens du sport ?
C’est moins évident. Car les débuts du sport organisé datent de moins de deux siècles. Toutes les décennies sont donc bien couvertes. Avec des photos. Des programmes. Des articles de journaux. On a déniché plein de vieux bâtons. De vieux trophées. De vieux chandails. Pour environ 200 $, vous pouvez même acheter un morceau de jambière de Georges Vézina sur eBay. Alors, quels trésors perdus reste-t-il à retrouver ?
Des films.
Ceux des premières années du cinéma, pré-1930, oubliés depuis longtemps dans un grenier ou un entrepôt. Ils sont méga-ultra-archi rares. Au Québec, ces courts métrages sportifs se comptent sur les doigts d’une main.
Vos chances de découvrir le tombeau de Cléopâtre sont probablement meilleures que celles de tomber sur un film de la première saison du Canadien. D’où la surprise totale des historiens lorsqu’ils ont vu apparaître sur YouTube, en janvier, une vidéo inédite.
« 1928 montreal Royals, Part 1. »
C’est quoi ?
Un film muet de trois minutes. En noir et blanc. De qualité exceptionnelle. Les lanceurs des Royaux déploient leur motion « moulin à vent ». Les frappeurs s’élancent bizarrement, en se projetant vers l’avant. Des techniques aujourd’hui disparues. Les joueurs de champ, eux, captent des roulants avec des petits gants aux doigts détachés. C’est fascinant. Il s’agit assurément du plus vieux film connu de baseball au Québec, m’ont confirmé les dirigeants de la section locale de la Society for American Baseball Research.
L’homme qui a publié la vidéo en ligne affirme l’avoir trouvée « dans le sous-sol d’une vente de succession », avec des films des Yankees de New York. Il a écrit en janvier qu’il allait bientôt diffuser d’autres séquences des Royaux. Depuis ? Rien. J’ai tenté plusieurs fois de le rejoindre. En vain.
Le mystère reste entier
Qui sont ces joueurs des Royaux ? Qui a tourné ces images ? Où ? Quand ? Pourquoi ? Le mystère reste entier. C’est comme si nous venions de découvrir une cité perdue, et qu’il fallait partir à la chasse aux indices pour raconter les coutumes de ses habitants.
Dites, ça vous tente d’essayer ? De jouer à Indiana Jones ?
Essayons de retracer ensemble l’histoire derrière ce film exceptionnel.
Le lieu
Une facile pour commencer. À la 40e seconde, en arrière-plan, on distingue une église au style particulier. La reconnaissez-vous ? C’est l’église Saint-Eusèbe-de-Verceil, toujours debout aujourd’hui, rue Fullum, à Montréal.
Le cinéaste se trouve à quelques centaines de mètres, au sud-ouest de l’église. Près de l’intersection de la rue Ontario et de l’avenue De Lorimier. Exactement là où a été construit, à l’hiver 1928, le nouveau domicile des Royaux de Montréal, le stade Delorimier.
Deux autres indices permettent de confirmer le lieu. Les publicités sur la clôture du champ droit et le drapeau dans le champ centre se retrouvent sur des photos publiées dans La Presse et La Patrie, après la partie d’ouverture de la saison 1928.
La saison
Tout indique que le film date bien de 1928. Le frappeur gaucher à la 25e seconde est l’ancien premier-but des Athletics de Philadelphie James Red Holt. Il n’a disputé que quelques parties avec les Royaux. Toutes de mai à juillet 1928.
« Les arbres sont dénudés », m’a fait remarquer l’historien Christian Trudeau. Plusieurs joueurs portent des manteaux. On devine que la séquence avec Red Holt a été tournée au printemps. Aussi, regardez attentivement le terrain. Vous remarquerez qu’il n’y a pas de gazon dans l’avant-champ. Que de la bouette. C’est qu’au printemps 1928, il a beaucoup, beaucoup, beaucoup plu dans le sud de la province. Tellement que les joueurs des Royaux n’ont pas pu s’entraîner dans leur nouveau stade avant le 3 mai.
« Il a fallu des centaines d’hommes et des milliers de dollars pour préparer le terrain, précise La Presse au début mai. Plus tard dans la saison, on verra le résultat de ce travail encore davantage, et Montréal pourra s’enorgueillir de son losange. Pour l’instant, il est inutile de songer à recouvrir le parc de verdure. Ce sera fait au cours de la saison, dès que le temps le permettra. On profitera pour donner la dernière touche au terrain lors de l’absence de l’équipe à l’étranger. »
La date
En 1928, les Royaux effectuent un retour dans la Ligue internationale après une absence d’une décennie. L’engouement pour le club est important. « Le baseball est aussi populaire que le hockey », titre La Presse. Plus de 22 000 spectateurs assistent à la partie d’ouverture au stade Delorimier. Un chiffre énorme pour l’époque. Pour vous donner une idée, les Red Sox de Boston attirent alors 5000 personnes par match.
Pour trouver la date exacte du film, il faut parvenir à identifier les adversaires des Royaux. Coup de chance, la vidéo nous en montre au moins trois. Le hic ? Ils portent deux uniformes différents.
Un premier joueur est vêtu d’un chandail rayé, avec un écusson sur l’épaule. En zoomant, on remarque que la badge est un losange, avec la lettre B à l’intérieur. C’est l’uniforme des Orioles de Baltimore, qui sont venus à Montréal du 15 au 17 mai. On peut présumer que la première moitié de la vidéo a été filmée à ce moment.
Qu’en est-il du deuxième uniforme ? Ici, les choses se compliquent. Et le mystère s’épaissit. C’est un chandail foncé, frappé d’un R stylisé sur la poitrine. Ça ne correspond pas au lettrage de l’uniforme des Keystones de Reading, visiteurs des Royaux lors du match d’ouverture. Une seule autre équipe dans la Ligue internationale vient d’une ville commençant par la lettre R : les Red Wings de Rochester. Et sur leur chandail, il y a – roulement de tambour – une roue rouge.
Toutefois, en consultant des photos des saisons précédentes, on note que les Red Wings ont déjà enfilé un uniforme pratiquement identique à celui porté par les deux joueurs. Est-ce un chandail d’entraînement ? Peut-être.
Par ailleurs, les Red Wings ne sont pas venus à Montréal avant la fin du mois juillet. Ça implique que les images ont été tournées à deux moments différents. C’est fort possible. Pendant les 90 premières secondes, avec le joueur de Baltimore, le temps est nuageux. Par la suite, avec les joueurs présumés de Rochester, c’est ensoleillé. Et on ne revoit plus Red Holt, échangé quelques jours auparavant.
Les joueurs
Reconnaître les joueurs nous permettrait de confirmer les trois équipes et de préciser les dates de tournage. Sauf que c’est plus facile à dire qu’à faire. Du moins, pour moi. Les historiens de la Society for American Baseball Research ont reconnu le premier homme au chapeau, en costume trois-pièces. Il s’agit de Charles (Tony) Savard, secrétaire des Royaux. On a aussi identifié Red Holt. Mais qui sont les autres ? Consultez l’onglet suivant pour tenter d’associer les joueurs dans la vidéo aux photos publiées dans La Presse.
Le cinéaste
Maintenant, l’essentiel : qui a réalisé ce film, et pourquoi ? Est-ce un outil d’autopromotion des Royaux, destiné aux cinémas de la province ? Dans ce cas, pourquoi avoir filmé seulement des entraînements, et pas les matchs ? Pourquoi cette séquence avec le joueur des Orioles ? Pourquoi tant d’écart entre les deux journées de tournage ?
Remarquez, ça pourrait aussi être un joueur qui s’amuse avec son nouveau joujou. Ou un jeune cinéaste local se faisant la main.
Lecteurs, c’est maintenant à votre tour de jouer. D’identifier les joueurs dans le prochain onglet. D’émettre vos hypothèses. Si vous faites des trouvailles, n’hésitez pas à m’en faire part. Seul le travail en équipe nous permettra de résoudre les mystères de ce film extraordinaire.
Les reconnaissez-vous ?
Voici des photos des joueurs des Royaux de Montréal de 1928, publiées dans La Presse de l’époque. Les reconnaissez-vous dans le film ?