Montréal a joué un rôle central dans l’intégration des baseballeurs noirs en accueillant Jackie Robinson, en 1946. Ce qu’on ignore, c’est que 24 ans plus tôt, un autre joueur noir a évolué ici au sein d’un club professionnel. Charlie Culver.

Son histoire – complètement oubliée – vient d’être dépoussiérée par Christian Trudeau, professeur d’économie à l’Université de Windsor. Pendant trois mois, le professeur Trudeau a épluché les journaux de l’époque et réalisé des entrevues avec les descendants du joueur. Il en a tiré un récit fascinant, qui sera bientôt publié dans le prestigieux Baseball Research Journal*. Il a gentiment accepté que je vous le résume.

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Reculons d’un siècle. Au printemps 1920.

La guerre vient de prendre fin. Le Québec se relève péniblement de la pandémie de grippe espagnole. Les temps sont durs. Les stades sont vides. Les promoteurs rivalisent d’originalité pour vendre des billets.

C’est dans ce contexte que les Red Sox de La Havane viennent à Montréal. L’équipe n’est cubaine que de nom. Ce sont des joueurs noirs qui, à défaut de pouvoir jouer dans les ligues majeures ou mineures, affrontent des clubs sur leur route.

Charlie Culver, 27 ans, est leur lanceur étoile. Un athlète remarquable. C’est lui qui est au monticule, le 22 mai, pour un match hors-concours contre un club amateur de Montréal. Culver lance les neuf manches. Il épate les amateurs. Le club de Saint-Henri, dans la Ligue de la Cité, le recrute pour sa partie du lendemain. Culver lance un autre match complet. Cette fois, de 20 manches.

L’Américain se plaît à Montréal. Il choisit de s’y établir et y rencontre sa première femme. Les deux étés suivants, il poursuit sa carrière de baseballeur au sein de clubs locaux.

En 1922, un circuit professionnel s’installe à Montréal. La Ligue canadienne de l’Est, affiliée au baseball majeur. L’équivalent aujourd’hui des ligues mineures.

L’équipe recrute les meilleurs joueurs en ville. Charlie Culver en fait évidemment partie. Sauf qu’il y a un problème : la couleur de sa peau. Les Noirs sont alors interdits dans le baseball organisé. Les dirigeants de la nouvelle équipe font fi du règlement en embauchant quand même Culver.

La Presse annonce la nouvelle – avec photo – le 26 avril. Étonnamment, jamais le journaliste ne mentionne le fait que Culver est Noir. Ce qui n’était pas qu’un léger détail à l’époque.

Des partisans s’en chargent. Une semaine plus tard, le 3 mai, le journal La Patrie publie une lettre d’amateurs mécontents de la signature de Culver (parfois appelé Calvert).

« Comment se fait-il que la nouvelle organisation se proclame comme faisant partie du baseball organisé, qui défend l’engagement des joueurs de couleur sur ses équipes ? Ne veut-on pas bluffer le public dans toute cette histoire ? Ceux qui étaient les premiers à ostraciser Calvert quand il fut question de l’admettre dans la Ligue de la Cité sont les mêmes personnages qui, aujourd’hui, lui offrent des prix fabuleux pour l’engager dans une organisation prétendant faire partie du baseball organisé. »

C’est signé : un groupe d’amateurs de baseball.

Les délateurs ont été lâches au point de garder l’anonymat. Qui étaient-ils ? Des dirigeants du club de Saint-Hyacinthe, qui possédaient les droits de Culver après l’avoir embauché pendant l’hiver ?

Probablement pas. Christian Trudeau estime qu’il s’agirait plutôt d’administrateurs de la Ligue de la Cité, « qui a perdu des revenus importants en raison de l’arrivée d’une nouvelle ligue professionnelle ».

Culver, lui, ne se laisse pas abattre. Il poursuit son entraînement. Lors d’un match amical contre les Braves de Boston, de la Ligue nationale, il réussit deux coups sûrs, dont un double. Pendant les deux semaines suivantes, il dispute six parties officielles dans lesquelles il excelle. Comme lanceur : 2-0, 13 retraits au bâton en 18 manches. Comme frappeur : 6 coups sûrs en 19 présences.

Aucun compte rendu ne fait état de réactions hostiles à son endroit.

Puis, le 18 mai, Culver disparaît de l’alignement. Le 22 mai, Le Nouvelliste rapporte qu’il est forcé de se rapporter au club de Saint-Hyacinthe. C’est sur cette mésentente contractuelle que prend fin le court séjour de l’Américain dans le baseball organisé.

Ça n’aura duré que six matchs. Ça s’est terminé par une controverse. Une chance ratée de passer à l’histoire. Mais au moins, Montréal avait osé intégrer un joueur noir. Ce qui était alors impensable dans les autres grandes villes de l’Amérique du Nord.

Dans les années suivantes, les ligues de la ville accueilleront plusieurs autres Noirs. Notamment Chick Bowden, ex-joueur des Giants de Manhattan. Dans les années 30, Chappie Johnson a même mis sur pied les Black Panthers, une équipe entièrement composée de joueurs noirs qui affrontait les meilleures formations de la province.

Et Charlie Culver ? Il est resté à Montréal. Il a longtemps travaillé pour la Canadian Vickers, en plus de gérer des équipes juniors. Un de ses joueurs fut le photographe bien connu, Denis Brodeur. En entrevue avec La Presse lors du décès de Culver, en 1970, M. Brodeur a confié que son ancien entraîneur « avait dédié toute sa vie au baseball ».

Grâce aux recherches de Christian Trudeau, l’histoire de Charlie Culver revit, 100 ans plus tard. À nous maintenant de perpétuer sa mémoire. Et ça pourrait commencer en nommant un terrain de baseball de Montréal en son honneur.

* Le Baseball Research Journal est une publication de la Society for American Baseball Research (SABR), dont Christian Trudeau est membre. Transparence totale : j’ai été membre de cette société d’histoire pendant une décennie. C’est là que j’ai connu Christian Trudeau.