En affirmant jeudi que le concept de « garde partagée » était le meilleur moyen d’assurer le maintien des Rays à Tampa Bay, le commissaire Rob Manfred a implicitement manifesté sa confiance envers le groupe de Stephen Bronfman. Il a aussi démontré que le baseball majeur est sérieux – vraiment sérieux – dans son intention d’examiner ce plan, écartant ainsi un doute légitime à ce sujet.

Le cadre formel dans lequel Manfred s’est exprimé, soit à l’issue d’une réunion des propriétaires d’équipe, ajoute du poids à sa déclaration. Ceux-ci, a-t-il dit, « ont été convaincus » par Stuart Sternberg, le proprio des Rays, qu’il s’agissait de la meilleure manière pour Tampa Bay de conserver son équipe.

PHOTO KIM KLEMENT, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Stuart Sternberg, propriétaire des Rays

Ce développement est significatif. Car s’il est clair depuis longtemps que Manfred et Sternberg croient à Montréal, des propriétaires d’équipe doutaient que le retour du Québec dans le baseball majeur soit souhaitable.

Rappelons-nous : en mars 2018, en entrevue à RDS, Bronfman a expliqué devoir faire de la « politique » avec certains d’entre eux qui, après la lente agonie des Expos au début des années 2000, « n’aimaient pas trop, trop Montréal ».

Le fait qu’ils appuient aujourd’hui massivement le projet de « garde partagée » indique le chemin accompli par Montréal au cours des deux dernières années. Selon Manfred, ils se sont ralliés aux arguments de Sternberg. Ce n’est pas étonnant. Car le proprio des Rays explique avec conviction le projet.

En décembre dernier, devant des journalistes américains, il en a fait une défense éloquente, notamment relatée par The Athletic. À son avis, Tampa Bay et Montréal sont des partenaires idéaux malgré la distance les séparant. 

Présenter des matchs au Québec en avril et mai est une mauvaise idée, en raison de la température souvent maussade et de la concurrence du Canadien. Et à Tampa Bay, le cœur de l’été n’est pas un bon moment pour remplir un stade de baseball.

Selon Sternberg, en conjuguant leurs forces, les deux villes pourraient attirer plus de 25 000 personnes à chaque rencontre. Les entreprises n’auraient pas à acheter des abonnements saisonniers pour 81 matchs, mais plutôt pour une quarantaine. Les partenariats d’affaires seraient aussi moins coûteux.

Ajoutons à ces arguments que la facture d’un nouveau stade au Bassin Peel serait sans doute moins élevée puisque des aménagements afin de protéger les fans du froid et des intempéries ne seraient plus nécessaires.

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Bien sûr, tout cela ne règle pas le problème de l’appartenance. Les Québécois s’attacheraient-ils à une demi-équipe qui, à sa rentrée montréalaise en juin, pourrait déjà être écartée de la course aux séries éliminatoires ? Si notre manière de consommer le sport professionnel poursuit son évolution, c’est possible.

Bien sûr, peu importe le sport, nous sommes traditionnellement attachés à « notre » équipe, dont l’histoire se transmet de génération en génération, comme dans le cas du Canadien.

Mais dans ce concept de « garde partagée », il faudrait d’abord percevoir les matchs de ces « Expos-Rays » comme un évènement supplémentaire dans le calendrier de nos grands rassemblements d’été. Un peu comme le Grand Prix du Canada de Formule 1 et la Coupe Rogers de tennis. Ces deux rendez-vous, solidement implantés, font partie de notre patrimoine malgré leur côté éphémère : une semaine ou dix jours… et puis s’en vont.

Notre relation à ces « Expos-Rays » se situerait quelque part entre l’attachement continu au Canadien et celui, plus ponctuel, à la Coupe Rogers ou au Grand Prix du Canada. Et cette manière d’apprécier le sport est de plus en plus en phase avec notre époque. L’exemple du Canadien le démontre en partie.

Si le CH demeure si populaire malgré ses insuccès répétés, c’est aussi parce que les attentes envers lui ont baissé. On rêve d’une Coupe Stanley, mais on ne l’exige plus. C’est d’abord le spectacle quotidien qui compte, le divertissement instantané.

Cette tendance ira en s’accélérant, notamment en raison de l’élargissement des paris sportifs. Aux États-Unis, ce secteur est en pleine évolution à la suite d’un jugement de la Cour suprême en 2018, autorisant les États à exploiter cette source de revenus. Les ligues professionnelles ont vite saisi l’occasion et abandonné leurs réserves historiques à ce chapitre. (Le Canada devra éventuellement assouplir sa réglementation à ce propos.)

Il y a 40 ans, seul le score de « notre » équipe comptait. Aujourd’hui, avec la multiplication des pools et des paris de toutes sortes, sans oublier l’offre abondante à la télévision et sur le web, où de grands matchs et de grands tournois s’enchaînent à une vitesse folle, ce n’est plus le cas.

Les frontières du sport sont mille fois plus larges que dans les années 70. Peu importe si on aime le tennis, le golf, le soccer, le hockey ou le baseball, on peut tout voir ou presque en direct sur l’écran de notre télé, de notre ordinateur ou de notre téléphone cellulaire.

Résultat, notre attention passe rapidement d’un sport à l’autre. L’évènement prime. À mon avis, le concept de « garde partagée » s’inscrit dans cette tendance. Ce projet est probablement plus acceptable pour les générations montantes. Elles apprennent à consommer le sport-spectacle d’une manière différente de celles qui les ont précédées, avec un fort accent sur les réseaux sociaux et toutes les autres possibilités du web.

Voilà pourquoi, après réflexion, je trouve aujourd’hui la « garde partagée » moins farfelue.

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À son émission du 98,5 FM mercredi, mon collègue Mario Langlois a évoqué le parcours de Jacques Ménard, mort plus tôt cette semaine, en compagnie de Pierre Boivin, président et chef de la direction de Claridge, la firme d’investissements de Stephen Bronfman.

L’ancien président du Canadien, un joueur clé dans le projet de retour du baseball majeur à Montréal, a tenu M. Ménard au courant du projet au cours des derniers mois. Celui-ci, on s’en souvient, a joué un rôle prépondérant dans l’histoire des Expos.

M. Boivin a avoué que son ami a d’abord été surpris par le projet de « garde partagée » avant de s’y rallier. « Il était convaincu que c’était peut-être la seule façon qu’on pouvait espérer voir le baseball revenir à Montréal », a-t-il dit.

Mario Langlois a ensuite demandé à Pierre Boivin son niveau d’optimisme quant à la réussite du projet : « Mieux que 50 % », a-t-il répondu.

Cette réponse est révélatrice. Car s’il y a une chose que Pierre Boivin a voulu éviter au cours des trois dernières années, c’est de gonfler les attentes des Québécois face au retour du baseball majeur.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Pierre Boivin et Stephen Bronfman, respectivement président et propriétaire de Claridge

Si Stephen Bronfman affiche haut et fort sa confiance depuis longtemps, son bras droit s’est toujours montré – à dessein – plus réservé. S’il évalue maintenant les chances de réussite à plus de 50 %, c’est signe que son degré de confiance est nettement à la hausse.

Comme l’impression que, malgré les énormes obstacles auxquels ses promoteurs font toujours face, notamment la réaction de l’Association des joueurs, sûrement peu emballée par l’idée, le concept de « garde partagée » gagne en crédibilité.