D'aujourd'hui à dimanche, les yeux de la planète cycliste seront tournés vers Israël, d'où s'élance le 101e Tour d'Italie, une première incursion hors de l'Europe pour l'un des trois grands tours. C'est événement sportif, le plus grand jamais tenu dans l'État hébreu, est le projet d'un homme d'affaires et philanthrope québécois, Sylvan Adams.

Sylvan Adams se souvient très bien de sa première course de vélo, un critérium du mercredi soir à Laval. À ses yeux, les coureurs maîtres qui y participaient étaient de véritables professionnels. Âgé de 41 ans à l'époque, il avait pris une licence et tenté sa chance.

«Je n'étais pas très bon, mais je ne m'étais pas fait larguer et j'avais réussi à finir la course avec le peloton, se souvient-il. J'étais tellement fier que j'ai décidé de continuer. C'est peut-être un des moments les plus chers de ma carrière de vélo.»

Près de 20 ans plus tard, Adams a pratiquement gagné tout ce qu'il pouvait sur le circuit des maîtres route et piste: 17 titres québécois, 6 canadiens, 4 panaméricains et 2 mondiaux, en 2013 et 2015. Aujourd'hui, le richissime homme d'affaires québécois est champion sur route d'Israël, où il s'est établi il y a deux ans et demi. Faute de vélodrome dans son nouveau pays, il ne règne pas encore sur la piste, mais ça ne saurait tarder.

Mardi matin, M. Adams, aujourd'hui âgé de 59 ans, a enfilé maillot et cuissard pour participer aux tests d'homologation de la piste du nouveau vélodrome couvert qui porte son nom à Tel-Aviv, sa ville d'adoption où il a aussi financé un réseau de pistes cyclables. Deux champions mondiaux encore actifs l'accompagnaient pour l'occasion.

Après une conférence de presse pour souligner l'événement, M. Adams s'est rendu à Jérusalem, où il a rejoint les membres d'Israel Cycling Academy, l'équipe professionnelle dont il est copropriétaire. Les huit hommes, dont le Québécois Guillaume Boivin, s'élanceront vendredi pour un contre-la-montre de 10 km dans la ville sainte, première de trois étapes en terre israélienne du 101e Tour d'Italie.

Depuis une cinquantaine d'années, les trois grands tours - le Giro, le Tour de France et la Vuelta en Espagne - , ont pris l'habitude de parfois lancer l'épreuve à l'extérieur de leurs frontières à des fins publicitaires et économiques. Mais cette sortie à l'extérieur de l'Europe du «Grande Partenza» du Giro est une première, dont Sylvan Adams est le président honoraire. «On m'a donné un titre, mais la réalité, c'est ce que c'est moi qui ai amené le Giro ici», a-t-il expliqué en début de semaine depuis sa résidence de Tel-Aviv.



Le négociateur

L'idée de faire venir le Tour d'Italie en Israël vient de Ran Margaliot, un ancien coureur devenu directeur général d'ICA, formation de niveau pro continentale (deuxième division) fondée en 2015. L'année suivante, M. Adams, à titre de nouveau copropriétaire, fut délégué au Giro pour rencontrer son président, Mauro Vegni.

«Évidemment, il n'y avait que moi qui pouvais négocier une transaction aussi importante», a soutenu M. Adams. À cause de son expérience d'homme d'affaires... «et surtout, disons aussi, de mon portefeuille», a-t-il ajouté en riant.

Présenté comme un milliardaire dans plusieurs articles le concernant, Sylvan Adams a fait fortune dans l'immobilier avec Les Développements Iberville, société fondée par son père Marcel, un Juif roumain rescapé des camps de travail durant la Seconde Guerre mondiale. Après avoir participé, à titre de soldat, à la guerre israélo-arabe de 1948, il a immigré au Québec en 1953 avec sa femme d'origine roumaine, elle aussi réfugiée de la guerre.

Sylvan Adams est né en 1958 à Québec, où il a grandi jusqu'à l'âge de 10 ans avant de déménager à Montréal. «J'ai toujours été actif dans le sport, a-t-il raconté. J'ai joué à toutes sortes de sports d'équipe. Quand je bâtissais ma carrière et que j'avais une jeune famille - j'avais quatre enfants à élever - j'ai comme arrêté le sport pendant une quinzaine d'années.»

À la fin de la trentaine, il voyait des amis passer en vélo devant chez lui. «Je me suis acheté un vélo, le casque, les chaussures, le cuissard, la pompe, les lunettes. TPS et TVQ comprises, je pense que ça m'a coûté 2500 dollars canadiens. J'ai commencé à rouler dans le quartier et j'ai vu que j'avais quand même des capacités, j'étais capable de rester devant longtemps.»

Il a rencontré l'entraîneur Paulo Saldanha, propriétaire des studios PowerWatts, dont il est devenu l'un des premiers clients. Ce dernier dirige aujourd'hui Boivin et le Canadien Mike Woods, qui figure parmi les prétendants de ce Giro.

Voyant les capacités d'Adams, Saldanha lui a suggéré de s'inscrire à ce critérium du mercredi soir à Laval. Le nouveau converti s'est lancé à corps perdu, sur et dans le vélo.

À titre de donateur privé, Adams a participé à la fondation de l'équipe Planet Energy, devenue SpiderTech, le projet de l'ancien maillot jaune Steve Bauer. Véritable rampe de lancement pour les meilleurs cyclistes canadiens, SpiderTech est disparue subitement à la fin de 2012 après le retrait d'un commanditaire.



Photo Ammar Awad, Reuters

Sylvan Adams en compagnie du cycliste britannique Chris Froome

Nouveau départ

En 2015, Sylvan Adams a déménagé à Tel-Aviv avec sa femme, une Britannique qu'il a rencontrée dans un kibboutz 35 ans plus tôt. Son retour vers la mère patrie, où ses deux parents ont vécu, est une façon de «boucler la boucle». «Oui, je suis parti du Québec à la fin. Les raisons sont compliquées, mais moi, je suis juif. Israël, c'est le pays du monde juif. Donc, venir ici, c'est comme venir chez soi.»

Peu après son arrivée, Adams a pris une participation dans Israel Cycling Academy (ICA), à l'invitation de son ami et homme d'affaires Ron Baron, autre copropriétaire. La formation vise à développer de jeunes cyclistes au pays. «C'est une répétition de SpiderTech qui, je l'espère, aura une bien meilleure fin.»

Sylvan Adams a aussi investi 21,5 millions dans un nouvel institut et une académie des sports à l'université de Tel-Aviv. Il se spécialisera dans le cyclisme, la course à pied, la natation et le triathlon et visera à doubler le nombre de médaillés olympiques israéliens. L'institut, qui portera son nom, doit ouvrir cette année.

Pour l'heure, le projet qui accapare son attention est le grand départ du Giro en Israël. Convaincre Mauro Vegni, président du Tour d'Italie, de déménager sa course à 2500 km à vol d'oiseau de Rome n'a pas été simple au début.

«Je pense qu'il ne me croyait pas. Je pense qu'il pensait que je plaisantais. Je l'ai donc invité à penser à faire un voyage en Israël. Il a vu nos belles routes, notre culture de cyclisme, le fait que la société est ouverte, pluraliste et libre, et qu'Israël est un pays sécuritaire. Il a commencé à tomber en amour avec l'idée de promouvoir et d'élargir la marque du Giro», a relaté M. Adams qui avait même invité le pape à assister à la course.



Photo Nir Elias, Reuters

Sylvan Adams est copropriétaire de l'équipe professionnelle Israel Cycling Academy.

Contestations

L'affaire s'est réglée en un an, pavant la voie à ce grand départ inédit. Après le contre-la-montre d'aujourd'hui, la deuxième étape sera disputée demain dans le nord d'Israël, avec une arrivée dans la métropole économique de Tel-Aviv. Dimanche, les coureurs visiteront le sud du pays pour la troisième étape qui s'achèvera à Eilat, au bord de la mer Rouge. La caravane déménagera ensuite en Sicile, avant de rejoindre l'Italie continentale pour une suite plus traditionnelle.

Avec ce «Giro d'Israël à l'intérieur d'un Giro d'Italia», une affaire de plus de 40 millions de dollars canadiens, selon The Times of Israel, Sylvan Adams souhaite notamment faire connaître ce qu'il appelle «l'Israël normal». «Beaucoup est écrit sur Israël et je trouve qu'il y a beaucoup de distorsions parce qu'il y a une couverture unidimensionnelle qui ne montre pas vraiment le pays», dit-il.

Tenir un événement sportif de l'envergure du Tour d'Italie dans un pays chargé politiquement comme Israël, à plus forte raison en plein coeur de Jérusalem, n'est toutefois pas sans soulever de questions, sécuritaires comme politiques. En novembre, l'État hébreu a fortement réagi à l'inscription de «Jérusalem-Ouest» comme ville de départ, réitérant l'unicité de la ville sainte.

L'organisateur a réagi en ôtant toute référence à «Jérusalem-Ouest» dans la documentation officielle. Si la presque totalité des coureurs s'en remet aux organisateurs et n'y voit qu'un endroit comme un autre, le groupe BDS, qui s'oppose à l'occupation des territoires palestiniens, a mené une journée d'action contre le départ du Giro en Israël.

«Ils sont peu nombreux et n'ont aucun pouvoir, a réagi le président honoraire. Tout ce qu'ils ont, c'est l'internet et les médias sociaux pour faire du bruit. S'ils ne veulent pas voir le Giro, une compétition sportive, je leur conseille de fermer la télé et de rester chez eux.»

Promotion d'Israël

Adams souhaite par ailleurs promouvoir le cyclisme dans ce marché non traditionnel: «Quand ils vont voir les meilleurs coureurs du monde passer devant leur maison, peut-être que les parents ou les enfants vont penser à s'acheter un vélo et embarquer à participer dans mon sport favori.»

La présence d'ICA, l'une des quatre équipes invitées, participe à cet effort. Deux des huit partants, Guy Saguiv, 23 ans, et Guy Niv, 24 ans, seront d'ailleurs les premiers cyclistes israéliens à participer à un grand tour.

L'un des objectifs de la formation, qui compte aussi sur des cyclistes aguerris comme le Belge Ben Hermans et l'Espagnol Ruben Plaza, est qu'au moins un des deux se rendent jusqu'à l'arrivée à Rome, dans trois semaines.

Sylvan Adams s'attend aussi à un style de course «très, très agressif» de la part de ses coureurs, qui viseront à se glisser dans des échappées. «Je suis ce qu'on appelle un sioniste, autrement dit un patriote israélien, et je veux la promotion de mon pays et de mon équipe. Donc, quand nous sommes dans des échappées, ça atteint cet objectif.»

Avec un peu de «chance» et de «magie», Sylvan Adams rêve de «voler» une victoire d'étape, pourquoi pas en Israël, samedi ou dimanche.

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Photo JACK GUEZ, Agence France-Presse

Passionné de vélo et nouvellement déménagé à Tel-Aviv,  Sylvan Adams a réussi à convaincre les organisateurs du Giro de présenter les premières étapes de la course en Israël.

Litige fiscal

En 2005, Les Développements Iberville Ltée a vendu l'essentiel de son portefeuille immobilier, qui incluait entre autres les Galeries de la Capitale, à Québec, le Carrefour de l'Estrie, à Sherbrooke, et les terrains du DIX30, à Brossard. La transaction a permis de réaliser un gain en capital de 728 millions de dollars. Elle a aussi mené, quelques années plus tard, à un litige fiscal avec l'Agence du revenu du Québec, qui a réclamé 101 millions d'impôts à la famille Adams.

Celle-ci a payé, mais a contesté cette somme devant la Cour du Québec. En 2016, un juge a tranché en faveur du fisc québécois, estimant qu'il y avait eu « de l'évitement fiscal abusif». Sylvan Adams indique qu'il a porté sa cause devant la Cour d'appel, dont il attend le jugement final.

«Ma position, c'est que j'avais payé en trop [...] et j'essaie de récupérer cet argent-là», a-t-il plaidé.

Son déménagement en Israël, à peu près à la même période, «n'a donc rien à voir». «Je ne suis pas un réfugié d'impôts. Tous mes impôts sont payés, je n'ai pas de dettes, ni au Québec ni au Canada [...]. Tout ce que j'ai fait là-bas, j'ai travaillé fort, j'ai investi, j'ai engagé du monde, j'ai été un bon employeur, j'ai été un capitaliste, j'ai toujours payé mes impôts. Je n'ai jamais été accusé de quoi que ce soit. J'ai des droits comme contribuable.»

Sylvan n'est plus impliqué dans Les Développements Iberville, maintenant dirigé par son fils, Joshua.

> Relisez la chronique de Francis Vailles sur le sujet