L’ex-nageuse artistique Yelyzaveta Yakhno a fui la guerre en Ukraine pour devenir entraîneuse avec l’équipe canadienne.

Le 2 mars, au petit matin, le sol et les vitres tremblaient dans le centre-ville de Kharkiv. Les bombes sifflaient avant de s’écraser dans un bruit assourdissant. L’une d’elles est tombée sur un immeuble de logements situé à 200 mètres de chez Yelyzaveta Yakhno.

Elle était assise dans le corridor devant l’entrée de son appartement, l’endroit qui lui semblait le plus sécuritaire. Son copain, sa mère, sa belle-sœur et son beau-frère l’accompagnaient en se tenant les mains.

« On se disait : “On espère qu’on va survivre” », a-t-elle confié la semaine dernière à l’Institut national du sport (INS) du Québec. « C’était vraiment effrayant. Tu penses : “Ça peut tomber sur mon appartement et je peux mourir sur le coup.” C’était horrible. »

Ils ont décidé de partir malgré la présence potentielle de soldats russes qui avaient attaqué la deuxième ville en importance d’Ukraine six jours plus tôt. La première chose que Yelyzaveta a glissée dans ses bagages est sa médaille de bronze des Jeux olympiques de Tokyo, remportée l’été précédent avec l’équipe ukrainienne de natation artistique. Puis elle a pris sa chatte Asya.

Le lendemain matin, ils ont déposé deux grandes valises dans le coffre de la voiture, dont ils avaient pu remplir le réservoir par miracle la veille. Ils ont ajouté des couvertures chaudes et des oreillers, ne sachant pas où ils dormiraient les jours suivants. Il y avait juste assez de place pour la cage d’Asya et celle du chien de la belle-famille.

Ils ont quitté le centre-ville avec la peur au ventre.

On craignait de se faire tirer dessus juste en circulant en auto. On a quand même décidé de foncer. Il y avait vraiment beaucoup de monde sur la route. C’était pare-chocs à pare-chocs.

Yelyzaveta Yakhno

Le quintette a mis 11 heures pour rallier Krementchouk, au centre du pays, un trajet qui prend habituellement trois heures. Ils y ont passé une dizaine de jours avant de mettre le cap sur la grande région de Lviv, ville de l’Ouest où ils seraient plus en sécurité.

« À ce moment-là, c’était très difficile de trouver du logement. Les gens restaient dans des écoles, des hôpitaux, partout. C’était plein, il n’y avait plus de place pour de nouveaux arrivants. Des amis d’amis étaient partis en Pologne. Ils nous ont offert de loger chez eux. On a été très chanceux. »

Yelyzaveta Yakhno a passé six mois en périphérie de Lviv, alors épargné par les attaques russes, mais sous de fréquentes sirènes d’alerte annonçant de possibles bombardements. « C’était sécuritaire, mais on devait rester à la maison. »

Vivant de ses économies, l’ex-nageuse s’est occupée de la maisonnée pendant que les autres s’étaient trouvé des emplois de fortune.

« J’ai essayé d’apprendre l’anglais avec un professeur en ligne. J’ai continué à faire de l’exercice, à marcher. Je nettoyais l’appartement, je cuisinais, des choses de base. »

Comme des milliers de compatriotes, son copain de 23 ans, un ancien joueur de water-polo, s’est proposé à titre de volontaire dans l’armée, mais sa candidature n’a pas été retenue.

« Dieu merci, il n’a pas été accepté. Maintenant, il comprend que c’est vraiment dangereux et qu’il peut se blesser gravement. Il n’a aucune expérience militaire, mais il est un homme et un interrupteur s’allume dans son cerveau. Il avait le sentiment qu’il devait être courageux et défendre son pays. »

Yakhno n’en était pas à son premier exil dans son propre pays. En 2014, elle avait 15 ou 16 ans quand elle a quitté sa ville natale de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, après l’invasion de la Crimée voisine par les forces russes.

Sans sa mère, qui ne l’a rejointe que trois ans plus tard, elle a intégré l’équipe nationale de natation artistique, dont le centre d’entraînement était situé à Kharkiv. Le complexe sportif Lokomotiv a été détruit par un bombardement russe le 2 septembre.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM @SUSPILNE.KHARKIV

Dans la nuit du 2 septembre, l’armée russe a frappé le complexe sportif Lokomotiv dans le quartier Kholodnohirsky de Kharkiv.

« Je vivais avec des coéquipières de Donetsk et notre entraîneur. Ça a été une longue période. Je n’ai pas pu voir ma mère pendant un an. C’était vraiment difficile pour une fille de mon âge. »

L’année suivante, elle a gagné trois médailles de bronze aux premiers Jeux européens. En 2017, elle s’est révélée sur la plus grande scène en montant quatre fois sur le podium aux Championnats du monde FINA de Budapest, enlevant l’argent dans la routine libre en équipe.

Un an plus tard, elle a terminé ex æquo au premier rang du classement des Séries mondiales, tant en solo qu’en duo. La FINA l’a sacrée nageuse artistique de l’année.

Aux JO de Tokyo, à l’été 2021, Yelyzaveta Yakhno a reçu le bronze à l’épreuve par équipe.

PHOTO TIRÈE DU COMPTE INSTAGRAM @YAKHNOLIZA

Yelyzaveta Yakhno (à droite) a rencontré le président ukrainien Volodymyr Zelensky après sa médaille de bronze aux Jeux.

À son retour, elle a rencontré le président Volodymyr Zelensky, ex-humoriste et acteur élu un an plus tôt. Il ne portait pas encore la barbe ni les vêtements militaires kaki qui le caractérisent aujourd’hui.

« Il est issu de la comédie, mais il a maintenant un cœur brave et un caractère très rigoureux », a-t-elle relevé.

En parallèle à son sport, Yakhno a décroché un baccalauréat en éducation physique et sport, avec spécialisation dans les activités d’entraînement, à l’Académie d’État de la culture physique de Kharkiv, l’une des plus anciennes universités de gestion du sport en Ukraine. Elle a ensuite obtenu une maîtrise en psychologie du sport avant le début de l’invasion russe.

Quelle suite ?

Âgée de 23 ans à l’époque, elle ignorait si elle poursuivrait sa carrière d’athlète. Le souhait de fonder une famille et le départ de plusieurs coéquipières l’ont convaincue d’accrocher son maillot. « Je voulais aller de l’avant et apprendre de nouvelles choses. »

Pendant un mois, elle a agi comme entraîneuse de l’équipe nationale jeunesse (13-15 ans), sans trop savoir si cela était vraiment son désir de se lancer dans cette deuxième carrière. Le début de la guerre et son exil ont précipité les choses.

Au printemps, l’entraîneur de l’équipe canadienne, le Hongrois d’origine Gábor Szauder, l’a invitée à un stage de préparation à Budapest en vue des Championnats du monde présentés au même endroit l’été suivant.

L’expérience s’est bien déroulée et elle a reçu une offre de se joindre au personnel d’entraîneurs pour les Mondiaux. Dans la capitale hongroise, elle a accompagné la Québécoise Audrey Lamothe, 17 ans, qui a terminé deux fois parmi les 10 premières en solo.

« Elle est jeune, mais je peux voir qu’elle a beaucoup de caractère et qu’elle veut s’améliorer chaque jour », l’a vantée la coach ukrainienne.

Yakhno a vécu des retrouvailles émotives avec ses anciennes coéquipières de l’équipe nationale, qui s’entraînaient alors en Italie. Elle a également pu renouer avec sa mère, qui vit maintenant en Allemagne.

Avant son retour en Ukraine, Yakhno s’est fait offrir un poste d’entraîneuse adjointe avec Natation artistique Canada. « J’ai dû y réfléchir. C’était une décision difficile de rejoindre le Canada parce que c’est vraiment loin de l’Ukraine et que mon copain ne peut pas traverser les frontières, comme tous les hommes âgés de 18 à 60 ans.

« Mais l’occasion était belle et on ne sait pas quand la guerre va s’arrêter. J’espère que ce sera très bientôt. J’ai noté que le Canada était un pays sécuritaire. »

Le 17 septembre, Yakhno est donc débarquée pour la première fois de sa vie à Montréal, sans sa chatte Asya. Elle vit chez une immigrante ukrainienne installée au Canada depuis 22 ans. Le logement est à quelques minutes de marche du Stade olympique et de l’INS, un endroit qui l’inspire et à l’intérieur duquel elle sent « la puissance et l’énergie du sport ».

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Yelyzaveta Yakhno

L’accueil est très bon et les gens sont si gentils et heureux. Montréal est très diversifié et international. Il y a beaucoup de nationalités différentes. On a parfois l’impression de ne pas savoir où on est. Il y a des gens de la Turquie, de la France, de l’Ukraine.

Yelyzaveta Yakhno

Les couleurs rouges et jaunes de l’automne, inexistantes dans son pays natal, l’ont charmée. « C’est tellement fantastique, c’est comme un conte de fées ! », s’est enthousiasmée celle qui a découvert le mont Royal.

L’hiver, qu’elle connaît bien, ne l’effraie pas. L’arrivée de la saison froide lui fait cependant penser aux siens.

« Je m’inquiète encore à propos de la guerre en Ukraine. Aujourd’hui, il n’y avait ni lumière ni électricité dans des villes comme Lviv et Kyiv. Elles sont fermées et c’est tout. Bien sûr, il n’y a ni eau chaude ni électricité. Notre équipe nationale, maintenant établie à Kyiv, s’entraîne donc dans une piscine froide. Pouvez-vous imaginer que l’hiver arrive ? »

Elle se dit « encore en état de choc » en raison des contrecoups de cette « guerre stupide, imbécile et cinglée ».

Que pense-t-elle des Russes ? « Je suis très fâchée parce que personne de l’équipe nationale russe ne nous a écrit pour nous offrir du soutien. Elles disent : “Oh, on ne sait pas, les nouvelles sont différentes en Ukraine et en Russie. On croit en nos nouvelles.” On avait une relation normale avec elles. Aux Jeux olympiques, on s’encourageait les unes les autres. »

La libération de Kherson, la semaine dernière, l’a fait « pleurer toute la matinée ».

La compétition lui manque un peu, mais elle est heureuse de découvrir le sport sous un autre angle.

Pour la photo, Yelyzaveta Yakhno a mis un chandail de l’équipe olympique canadienne, qu’elle porte fièrement. Ses nageuses lui posent parfois des questions sur la guerre : « Elles ne comprennent simplement pas à quel point c’est une grosse affaire. Je suis contente que nos filles ne connaissent pas ce genre de sentiments. »

Contrat d’un an en poche, elle n’a évidemment aucune idée de ce qui l’attend pour la suite. Elle s’ennuie de son copain et rêve de revoir le Gorcafe 1654, son endroit favori de Kharkiv dont le nom fait référence à l’année de fondation de la ville.