Justine Brousseau nageait depuis huit heures. Son parcours de 46 km autour de l’île de Manhattan tirait à sa fin. Mais sans le savoir, à 200 m de l’arrivée, elle était en voie d’être aspirée dans un courant qui allait lui faire rater son objectif.

« Mon chum, qui était dans le kayak, m’a crié : “SPRINT !” », raconte la nageuse de longue distance à La Presse.

« Je l’ai entendu, et je pensais qu’il voulait juste que je sprinte pour avoir une belle finale plaisante. Je l’ai écouté, j’ai sprinté. Et je l’ai entendu crier : “PLUS VITE, PLUS VITE !” Là, je me suis dit : “OK, non, il y a quelque chose.” »

Elle a dû « couper complètement à gauche » pour passer de ce côté de Mill Rock, une île au milieu de l’East River. Si elle passait à droite, l’effet venturi – le même principe qui fait par exemple claquer une porte au contact d’un courant d’air – allait l’emporter dans le « mauvais » fleuve.

Guidée par son conjoint, elle n’avait qu’à suivre la direction de son kayak. Et nager. De toutes ses forces.

« J’ai ouvert la machine. Quand tu es à la fin d’une nage comme ça, c’est spécial. Quand tu comprends que c’est là que ça passe ou que ça casse.

« On est habitués de faire ça ensemble, ajoute-t-elle à propos de son partenaire. Je sais que quand il me dit de faire quelque chose, ce n’est pas par plaisir. On a toutes sortes de signaux, on se comprend bien. »

PHOTO FOURNIE PAR JUSTINE BROUSSEAU

Le conjoint de Justine Brousseau dans son kayak autour de l’île de Manhattan

Notre nageuse a eu conscience de cet évènement évité seulement à la fin du parcours, qu’elle a réalisé en 8 h 15 min 31 s. « Après coup, quand je l’ai su, ça m’a donné le vertige. »

Elle est aussi devenue la première Québécoise à réussir cet exploit. Tout comme elle l’avait été après sa traversée de Catalina, à Los Angeles, en 13 h 36 min 18 s l’an dernier.

La nageuse de 44 ans fait de la natation de longue distance en eau libre depuis 2017. Avec deux des trois nages de la prestigieuse Triple couronne de cette discipline aujourd’hui en poche, elle vise maintenant la traversée de la Manche. Défi qu’elle avait entamé, puis été contrainte d’abandonner au mois d’août dernier… après plus de 11 heures dans l’eau. Consultez notre capsule à ce sujet.

« Voir grossir » la statue de la Liberté

Le tour de l’île de Manhattan – ou 20 Bridges Swim –, que Brousseau a effectué le 10 septembre dernier, est « particulier ». En ce sens que « les deux autres vont d’un point à un autre », explique la Cowansvilloise.

« Dans les nages comme Catalina et la Manche, on n’a rien à regarder. On est dans le néant, un peu désorienté. »

Mais celle de New York est une « nage urbaine ». Il y a des points de repère. Le Yankee Stadium. « Le gros C » sur les roches à la hauteur de l’Université Columbia. Les gratte-ciels de Manhattan.

PHOTO FOURNIE PAR JUSTINE BROUSSEAU

Justine Brousseau nage près du Yankee Stadium.

« C’est vraiment spécial de voir arriver la statue de la Liberté au loin, de la voir grossir. »

On lui demande à quoi ressemblait la qualité de l’eau entourant la mégalopole.

« L’eau est beaucoup plus belle que l’on pense, répond-elle. La qualité de l’eau dans les trois différents cours d’eau [Harlem, Hudson et East] n’est pas la même. C’est de l’eau qui vient de l’océan, donc de l’eau salée. Ça rentre de chaque côté de Long Island et ça nourrit les fleuves qui sont là.

« Mais je suis quand même allée chercher mon vaccin contre l’hépatite A avant d’y aller ! »

Des frais et des maux

Pour Catalina, le projet lui avait coûté 20 000 $ au total. Ce qui incluait le pilote, les observateurs et les frais obligatoires, ainsi que la nourriture, l’hôtel et l’avion. Elle avait organisé une campagne de sociofinancement.

Elle a eu de l’aide de donateurs cette fois-ci aussi, ainsi que de quelques commanditaires qui lui ont donné « un coup de pouce ».

Le 10 septembre, sa nage a débuté à 10 h 33 le matin et s’est terminée à 18 h 49 le soir. Il faut le faire, quand même. Non ?

« Je suis prête à ça. J’ai aussi appris à ne pas regarder tout ce qu’il me reste à faire. »

PHOTO FOURNIE PAR JUSTINE BROUSSEAU

Justine Brousseau

Justine Brousseau se nourrit aux « feeds », soit des bouteilles de nutrition, toutes les 30 minutes. Et elle explique que « dans le monde de la nage en eau libre, on parle de nager “feed to feed” ».

« Nager une demi-heure, c’est correct. […] Mais de penser nager huit heures, ça donne le vertige et tu n’as pas envie de le faire. »

Elle est suivie pendant toute la durée par son kayakiste et une équipe sur un bateau à moteur. Ils peuvent lui fournir ce dont elle a besoin. Comme de l’ibuprofène lorsque des maux de tête apparaissent. Ou des bouteilles de maltodextrine pour la réhydrater après des vomissements.

« Il faut garder en tête que j’ai l’estomac qui se remplit de liquide toutes les demi-heures. Je suis couchée sur le ventre. J’oscille de gauche à droite dans les vagues. C’est difficile sur l’estomac. [Les vomissements], ça m’arrive une à deux fois par longue nage. […] Je me réhydrate, reprends des calories, et ensuite je rembarque sur mon régime de feed, plus substantiel que juste des sucres. »

Il y a une certaine part d’extrême dans ce sport, n’est-ce pas ?

C’est intense quand même. Mais on est en sécurité parce qu’on est bien encadrés. Il n’y a rien qui peut arriver à ma santé en tant que telle.

Justine Brousseau

Vous aurez compris, avec tout ça, que Justine Brousseau est une vraie passionnée de la nage de longue distance.

« C’est toute ma vie. Je travaille pour financer ça. »

« Et parce que j’aime ma job aussi ! », s’assure-t-elle de dire, en riant.

« C’était complètement fou »

Justine Brousseau pourrait déjà avoir en main sa Triple couronne, n’eût été son abandon après plus de 11 heures de nage lors de sa traversée de la Manche en août dernier. Au vu des frais exorbitants dépensés pour nager, on la comprendrait d’être déçue. Mais ce serait mal la connaître. « J’ai décidé de le voir comme un gros camp d’entraînement dispendieux. Je n’ai pas envie de le voir comme un échec, comme une perte. J’ai appris énormément. Il y a beaucoup de choses que je vais ajuster. Je sais que j’ai tout ce qu’il faut pour la réussir. J’en suis convaincue. » Elle parle de « conditions très difficiles » pour expliquer l’abandon. De « vagues de presque deux mètres pendant quatre heures de temps » en début de parcours. « C’était complètement fou. » « Ça devenait un peu plus difficile d’atteindre la pointe à la fin. Le pilote m’a suggéré de sortir de l’eau. C’est difficile de prendre une décision quand ça fait 11 heures que tu nages. Avec le recul, peut-être que j’aurais dû continuer. »