« C’est un climat malsain, insidieux, qui perdure depuis longtemps »

Geneviève Peel se souvient de la première fois qu’un entraîneur lui a suggéré de perdre du poids. « Elle m’avait dit : “Je sais que tu as des objectifs olympiques, si tu veux les atteindre, la réalité est que tu dois perdre du poids”. »

L’ancienne nageuse a attendu cinq ans avant de raconter son histoire. Elle admet avoir vécu de la violence verbale et psychologique, et dénonce une culture de la minceur ancrée dans le milieu de la natation artistique.

« Peu importe si tu étais la meilleure ou la dernière, on a toutes été impactées par ce climat-là », confie Geneviève Peel, qui a nagé pendant sept ans dans le réseau élite en natation artistique, dont cinq ans dans un club de Montréal — où la plupart des situations problématiques qu’elle a vécues se sont déroulées.

À la fin du mois de septembre, le centre d’entraînement de l’équipe nationale senior a fermé ses portes à la suite de « commentaires préoccupants provenant de membres actuelles de l’équipe ainsi que de personnes extérieures au programme », a indiqué Natation artistique Canada dans un communiqué. Une firme externe a été chargée d’enquêter sur des allégations d’abus et de harcèlement — des problèmes qui perdurent depuis deux ans, selon Radio-Canada Sports.

Depuis, de nombreuses nageuses canadiennes de tous les niveaux confondus s’expriment sur les réseaux sociaux pour rapporter des situations où elles ont été la cible de mauvais traitements ou en ont été témoins lors de leur parcours en natation artistique, anciennement connue sous le nom de nage synchronisée.

« C’est une blague de dire que c’est récent », affirme Geneviève Peel, qui croit plutôt que c’est un climat « ancré dans le sport depuis tellement longtemps ».

Celle qui a été sélectionnée quatre fois dans l’équipe Québec a décidé d’écrire un blogue pour faire partie de la « petite révolution qui est en train de se passer ».

> Lisez le blogue de Geneviève Peel

Natation artistique Canada n’a pas souhaité commenter ces témoignages puisque le processus d’enquête pour les récentes allégations est en cours.

« Lorsque l’examen sera complété, nous en ferons connaître les conclusions ainsi que les étapes que nous entendons poursuivre pour aller de l’avant », a laissé savoir Stéphane Côté, directeur des communications de Natation artistique Canada.

Natation artistique Québec, qui est responsable des équipes Québec, n’a pas voulu faire de commentaires compte tenu de la situation actuelle.

« Nous ne croyons pas approprié à ce moment-ci de nous exprimer davantage sur le sujet », a écrit Julie Vézina, directrice générale de Natation artistique Québec, dans un courriel envoyé à La Presse. Elle a rappelé que « c’est une priorité » pour Natation artistique Québec « d’offrir un environnement de pratique sportive sain et sécuritaire en natation artistique partout au Québec ».

Une culture de la minceur

Alors qu’elle s’entraînait avec l’équipe Québec en 2014, Geneviève Peel a été marquée par une rencontre avec des entraîneurs où elles lui ont présenté un programme pour perdre du poids. « On m’a dit d’aller courir après l’entraînement, après la journée de 10 heures. Même si j’étais vraiment aveuglée par mon amour du sport et par mon objectif olympique, je le voyais que ça n’avait pas de bon sens. »

Il faut un corps de ballerine. Dans le sens, relativement grand et mince. Il n’y a pas beaucoup de place pour être musclée.

Geneviève Peel

Geneviève Peel a fait trois fois les essais pour être choisie dans l’équipe canadienne, mais en vain. Selon elle, son physique l’a desservie pour se qualifier. « En toute humilité, j’avais tout ce qu’il fallait d’autre. »

Marie-Lou Morin, ex-membre de l’équipe nationale senior de natation artistique, se souvient de pesées qui pouvaient avoir lieu tous les deux jours, de commentaires sur son corps de la part d’entraîneurs ou de retraits d’une équipe parce qu’elle n’avait pas assez perdu de poids.

PHOTO FOURNIE PAR MARIE-LOU MORIN

Marie-Lou Morin aux Championnats du monde de 2015 à Kazan, en Russie

« Mon poids a été la valeur de ma vie pendant trop longtemps », avoue Marie-Lou Morin. L’ancienne athlète, qui a nagé pendant huit ans dans l’équipe canadienne, a vécu des troubles alimentaires peu de temps après sa sélection en 2008.

Elle dit que ses années dans l’équipe en sont en grande partie la cause. « Durant toute ma vie de club et dans les équipes juniors, les coachs n’avaient jamais mis l’accent sur le poids et l’image. »

« Ça m’a pris six bonnes années avant de consulter. Personne ne voulait rentrer dans les troubles alimentaires et vraiment en parler. C’était tabou. »

« On me faisait sentir que je n’avais pas ma place »

« C’est une culture très toxique, de gagner par tous les moyens, sans égard pour la santé mentale et le bien-être des athlètes », affirme Gabriella Brisson, qui a nagé dans l’équipe nationale senior de 2012 à 2018.

PHOTO FOURNIE PAR GABRIELLA BRISSON

Gabriella Brisson

« Chaque jour, on me faisait sentir que je n’avais pas ma place, que je n’étais pas assez bonne. » Alors qu’elle se classait dans les meilleures de son équipe lors de compétitions, Gabriella Brisson dit avoir été rabaissée quotidiennement lors de ses cinq années et demie au sein de l’équipe.

Geneviève Peel se rappelle avoir assisté à des crises de colère d’entraîneurs. « Je ne trouvais pas ça normal d’être au bout de la piscine de 25 m et d’entendre l’entraîneur engueuler la nageuse à l’autre bout. » L’ex-athlète considère qu’elle a été témoin de violence verbale et psychologique lors de son parcours en natation artistique.

« Tu ne devrais jamais crier sur quelqu’un, c’est juste un sport. Mais, encore là, c’était leur seule manière de s’exprimer », affirme Marie-Lou Morin, qui croit que les entraîneurs manquent de ressources pour faire face à la pression de la communauté. L’ancienne athlète, maintenant entraîneuse de natation artistique en Nouvelle-Zélande, considère que les entraîneurs doivent être formés sur la manière de dire les choses.

« Ma santé n’était pas prise au sérieux »

Geneviève Peel affirme s’être rendue à la piscine blessée ou malade à plusieurs reprises — avec des tendinites, une importante contusion à un pied et une bronchite qui a duré plus d’un mois. « Au-delà d’être pris à la légère, je pense que c’était aussi vu comme du fake, que c’était pas vraiment sérieux. »

PHOTO FOURNIE PAR GENEVIÈVE PEEL

Geneviève Peel aux Championnats canadiens en 2011

« Ma santé n’était pas prise au sérieux », témoigne Gabriella Brisson. L’ancienne nageuse relate avoir subi une commotion cérébrale quelques jours avant un camp d’entraînement pour les Championnats du monde, en juin 2017.

« On a essayé de précipiter le protocole de commotion cérébrale », affirme-t-elle. Alors qu’elle se sentait désorientée lors des entraînements, son entraîneur lui aurait dit de retourner chez elle si elle ne pouvait pas faire la compétition pour « un mal de tête ».

« Elle était en déni que c’était une commotion, parce que c’était plus facile de blâmer la nageuse, de dire que j’étais trop paresseuse. C’était un timing terrible, mais je n’aurais pas dû compétitionner et voyager avec l’équipe », explique Gabriella Brisson.

Des changements réclamés depuis des années

Au printemps 2017, Gabriella Brisson et les autres membres de l’équipe nationale senior ont essayé de faire entendre leurs histoires, mais selon elle, « ç’a été balayé sous le tapis ». « Après avoir échoué à nous qualifier pour les Olympiques [de 2016], on a dit qu’on ne pouvait plus s’entraîner comme ça. On ne se sentait pas en sécurité. »

L’ex-athlète est outrée que leurs plaintes rapportées à Natation artistique Canada n’aient pas été dévoilées publiquement et que l’entraîneur en question ait pu se retirer de ses fonctions en invoquant « des raisons personnelles » et en ne répondant jamais aux problèmes soulevés.

Marie-Lou Morin, qui faisait aussi partie de l’équipe en 2017, considère toutefois que Natation artistique Canada a bien réagi face aux plaintes. L’ancienne membre de l’équipe nationale souligne que l’entraîneur a eu une prise de conscience à la suite des témoignages, « mais c’était rendu trop tard et elle avait fait trop de dommages pour certaines filles ».

Le cycle continue depuis longtemps, parce qu’il n’y a personne en haut qui a le bien-être des athlètes comme priorité.

Gabriella Brisson

Gabriella Brisson souhaiterait qu’il y ait des politiques plus strictes pour l’embauche d’entraîneurs par Natation artistique Canada. « Certains coachs avaient été renvoyés et ensuite réembauchés. »

Geneviève Peel est catégorique. « Les gens problématiques, il faut qu’ils s’en aillent, sinon, le sport va continuer dans ce qu’il a toujours été, affirme-t-elle. On ne peut plus juste taper sur les doigts des gens, c’est ce qu’on fait depuis des années. C’est toujours les mêmes entraîneurs qui reviennent, qui sont impliqués dans le haut niveau. »

« Synchro Canada [Natation artistique Canada] devrait admettre que dans le passé, ils n’ont pas fait leur job de protéger les athlètes et qu’ils vont faire mieux », soutient Marie-Lou Morin.