Les intervenants

Joëlle Békhazi

33 ans

Membre de l’équipe canadienne de water-polo depuis 2005, médaillée d’argent aux Championnats du monde et quatre fois aux Jeux panaméricains. S’apprêtait à disputer ses premiers Jeux olympiques à Tokyo cet été.

Étienne Moisan

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Étienne Moisan

26 ans

Joueur de football professionnel, centre arrière avec les Alouettes de Montréal, gagnant de deux Coupes Vanier avec le Rouge et Or de l’Université Laval.

Karen Paquin

PHOTO MIKE JONES

Karen Paquin

33 ans

Membre de l’équipe canadienne de rugby depuis 2012, médaillée de bronze aux Jeux olympiques de Rio en 2016.

Aurélie Rivard

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Aurélie Rivard

24 ans

Triple médaillée d’or en natation aux Jeux paralympiques de Rio en 2016, double championne mondiale, détentrice de multiples records mondiaux.

Antoine Valois-Fortier

PHOTO ALAIN ROBERGE, ARCHIVES LA PRESSE

Antoine Valois-Fortier

30 ans

Triple médaillé à des championnats du monde et médaillé de bronze aux Jeux olympiques de Londres en 2012.

«Le plus dur a été sur ma santé mentale»

La Presse : En un mot, comment résumeriez-vous ce que vous avez vécu depuis six mois ?

Aurélie Rivard : Incertitude ! Ce n’est pas très original, mais ça résume bien les quatre premiers mois. On est tous des athlètes. On a l’habitude de se lever le matin, de savoir exactement ce qui va se passer et pourquoi on fait tout ça. Et là, du jour au lendemain, je ne suis rien. Non seulement tout est arrêté, mais en plus, on ne sait rien.

Étienne Moisan : En lien avec l’incertitude, je dirais l’anxiété. Pour la majorité d’entre nous, le sport est notre seul revenu. Les trois premiers mois, je me demandais ce que j’allais faire pour avoir une source de revenus si ma saison était annulée. Vous avez des bourses ou des commanditaires. Moi, je suis seulement payé au match.

Karen Paquin : Incertitude, anxiété, oui, pour moi, ça a été chaotique. Tout tourne carré. On essaie de s’adapter aux situations et à la seconde où tu arrives dans une zone un peu plus confortable, quelque chose d’autre change et tu dois te réadapter.

Joëlle Békhazi : Motivation. Ça va un peu dans les deux sens. Continuer à être motivée pour une chose qui est incertaine. Tenter de garder cette motivation et ne pas en avoir. C’est hyper difficile de ne pas être capable d’aller dans l’eau, ne pas être capable de voir mes coéquipières, d’être vraiment solidaires.

Antoine Valois-Fortier : Moi, ça a été des montagnes russes d’incertitude, d’anxiété, de motivation et d’adaptation ! Une journée ça allait bien, une journée ça allait moins bien. Pour les sports olympiques, on a eu une semaine où les nouvelles arrivaient toutes les heures. Soit elles mettaient une lumière au bout du tunnel, soit elles venaient complètement nous couper les jambes.

La Presse : Pendant la pandémie, surtout au début, les athlètes mentionnaient presque toujours en entrevue que des gens étaient en bien pire posture qu’eux. Il reste que le sport, c’est une grande partie de votre vie, dont vous étiez privés. Entendiez-vous le même message de la part de votre entourage ?

Aurélie Rivard : Je ne pouvais pas dire grand-chose à ma famille parce que ma mère me répondait : il y a des gens qui meurent ailleurs. Ce qui n’est pas faux. Ce sont deux réalités différentes. D’un point de vue égocentrique, ça nous affecte énormément. C’était déprimant.

Étienne Moisan : Quand il y a des gens qui meurent, c’est sûr que c’est dur de se plaindre. Personnellement, j’ai été affecté autant que quiconque a perdu son travail à cause de la pandémie. Les gens avec qui je discutais me parlaient souvent de ma santé physique. […] Mais le plus dur, pour moi, ça a été sur ma santé mentale. Le fait d’être isolé, de vivre dans l’incertitude, ça me créait beaucoup de stress par rapport à l’avenir. Tant sur le plan financier que sur le plan sportif. Ça faisait deux ans que j’évoluais dans le sport professionnel. Je n’avais pas préparé d’après-carrière. Avec tout ça, ça a été très difficile sur le moral pendant les trois premiers mois. […] Il y avait aussi l’isolement. En général, je suis quelqu’un d’assez sociable. J’ai l’habitude de m’entraîner en groupe, de côtoyer plein de gens, mes amis. Avec les Alouettes, pendant l’hiver, on allait voir les jeunes deux ou trois fois par semaine dans les écoles. J’avais constamment de la vie autour de moi. Et là, du jour au lendemain, tu es enfermé chez toi. Ça aussi, ça a été un aspect difficile.

« Comme si tu roulais à 50 km/h sur l’autoroute… »

La Presse : Physiquement, avez-vous été en mesure de maintenir la forme ?

Étienne Moisan : Maintenir, c’est le bon mot. On a fait du maintien.

Aurélie Rivard : Dans un salon, c’est limité.

Karen Paquin : Des gens m’ont quand même prêté de l’équipement. En un sens, j’ai réussi à augmenter mes charges quand même pas mal. D’un autre côté, je me suis blessée parce que je n’ai pas eu accès à des thérapeutes ou à de la physio pendant six semaines. Ça a eu du bon et, au bout du compte, ça a été mauvais aussi. […] Mais c’est sûr qu’au niveau du rugby, ce n’est pas là qu’on a augmenté nos capacités, nos habiletés ou notre vitesse dans des sprints à répétition. Ça va prendre du temps à se préparer sur le terrain.

Joëlle Békhazi : Nous, on faisait des circuits d’entraînement par Zoom pour être quand même en équipe. Vers la fin, on le faisait avec d’autres clubs au Canada juste pour réintroduire une petite socialisation. Sinon, moi, je pratiquais le plus possible le lancer du ballon contre un mur, des trucs comme ça. Mais rien ne se compare à être dans l’eau. […] Mon but était de contrôler ce que je pouvais et de ne pas trop paniquer parce que je n’étais pas dans l’eau. Pour être honnête, l’anxiété était tout le temps présente. Je sais que mon corps ne s’adaptera pas comme il y a 10 ans.

La Presse : Êtes-vous retournées dans l’eau ?

Joëlle Békhazi : Vers la fin de juin, à l’INS Québec. Là, on revient d’un camp d’entraînement de deux semaines ensemble [à Sherbrooke]. On a formé une bulle avec notre équipe et on est parties dans un chalet. On a fait du contact pour la première fois depuis le 5 mars. C’était épouvantable ! On a joué des matchs. Il fallait se limiter à des intervalles de trois minutes, avec une pause de deux minutes. On se disait : trois minutes, pff, ce n’est rien ! On était mortes. On fait vraiment de petits pas en ce moment.

La Presse : Contrairement à un coureur, par exemple, aucun d’entre vous n’a pu véritablement pratiquer son sport. Dans ton cas, Antoine, les combats sont maintenant autorisés au Québec dans une bulle de quatre personnes. Est-ce que ce sera suffisant ?

Antoine Valois-Fortier : Ça va être suffisant pour le moment. C’est garanti qu’on va le prendre. Une autre chose un peu frustrante qui était difficile à gérer : avec les réseaux sociaux, on voit que le déconfinement ne s’est pas déroulé à la même vitesse un peu partout dans le monde. Certains sont en camp d’entraînement depuis des mois. Ils sont 80 dans la même salle à faire du judo. Leur préparation est beaucoup plus avancée. Ça vient ajouter à l’anxiété. On a le mauvais réflexe de se comparer à ce qu’on devrait être en train de faire versus ce qu’on fait. C’était censé être un gros été et tu te retrouves dans ton salon à faire des push-up et à tirer sur des élastiques…

La Presse : Ça joue dans la tête de voir ses rivaux s’entraîner ?

Antoine Valois-Fortier : C’est sûr. C’est comme si tu roulais à 50 km/h sur l’autoroute et ça passe à 100 km/h à côté de toi, sans qu’il y ait de conséquences.

La Presse : Aurélie, tu es retournée à l’eau la semaine dernière à Québec…

Aurélie Rivard : Comme Joëlle le disait, c’est dur. On perd le feeling de l’eau après une journée et demie. Six mois, c’est vraiment intense. On y va progressivement. On fait un peu d’intensité. On ajoute des défis chaque semaine. On ajoute des entraînements de façon très progressive parce que mentalement, c’est extrêmement difficile et déprimant. Comme Antoine disait, le monde s’est déconfiné à des rythmes différents. J’ai vu que l’équipe italienne était en compétition la semaine dernière. Plusieurs battaient des records du monde. Moi, ça fait une semaine que je suis revenue. Mon Dieu, je ne suis tellement pas rendue là. C’est le plus grand défi : ne pas se comparer aux autres ni à nous il y a six mois. Il faut toujours que je me parle… et que j’essaie de ne pas lire les nouvelles et les potins de natation.

« On est une gang à être passée chez le médecin »

La Presse : Étienne, ça a été long avant que la Ligue canadienne de football annule la saison. Les grandes ligues de sport professionnel ont toutes repris ou sont sur le point de reprendre leurs activités. Comment vis-tu ça ?

Étienne Moisan : Il y a eu beaucoup de niaisage autour de l’annulation de notre saison. On apprenait les développements sur Twitter. Le commissaire de la ligue s’est fait beaucoup critiquer. Ça a été géré tout croche. On était dans l’incertitude totale jusqu’à ce qu’ils décident d’annuler il y a deux semaines. Tous les autres sports ont repris, dans des villes bulles ou autrement. Pour terminer la saison ou en commencer une nouvelle, comme dans la NFL et la MLS. Je comprends qu’on ne génère pas les mêmes revenus, mais c’est frustrant de savoir qu’on est la seule ligue professionnelle à ne pas être en mesure de sortir un lapin de notre chapeau pour pouvoir jouer.

La Presse : Étienne, tu as évoqué l’enjeu de la santé mentale au début de la table ronde. Est-ce un enjeu avec lequel vous avez tous dû composer ?

[Antoine Valois-Fortier opine avec beaucoup d’insistance.]

Karen Paquin : Absolument. Je ne sais pas pour les autres, mais je ne connais pas une personne dans mon équipe qui n’a pas vécu de baisses. On est une gang à être passée chez le médecin. Ça fait vraiment partie de la réalité des athlètes, comme pour le reste du monde. On a repris l’entraînement centralisé à Victoria le mois passé. Honnêtement, ça a été un peu chaotique. On était séparées en deux groupes et on ne s’entraînait évidemment pas sur un terrain complet parce qu’ils ne veulent pas qu’on se blesse. Ce sont tous des agents stressants. La zone de stress normal est là, et avec la COVID-19, tout le monde est là [elle monte la main]. À la seconde où un petit facteur de stress survient, le bouchon saute.

La Presse : Pour Étienne, ça va de soi, mais la pandémie a-t-elle eu un impact financier pour vous tous ?

Karen Paquin : Le brevet [de financement de Sport Canada] a été reconduit, sauf que tous les surplus qu’on avait avec Rugby Canada ou autre ont disparu. Des filles ont perdu des contrats qu’elles étaient sur le point de signer avec des commanditaires. Tout a été mis sur la glace. Tout le monde finit ses engagements, mais l’an prochain, on prend une réduction de salaire de 20 000 $ !

Joëlle Békhazi : On est quelques filles de l’équipe nationale de water-polo à jouer dans la ligue professionnelle européenne. La ligue a annulé la saison avant la fin et on a donc perdu notre salaire et la possibilité de bonis.

La Presse : J’ai l’habitude d’interviewer des athlètes énergiques, au sommet de leur forme, qui ont parfois une aura d’invincibilité. Là, je vois cinq athlètes plutôt ébranlés… C’est frappant.

Antoine Valois-Fortier : C’est clair. Parmi nous, personne n’est mourant ou gravement malade de la COVID. Mais c’est notre petit quotidien qui s’est écroulé. On marche tellement aux objectifs, aux calendriers, aux entraînements. Tout s’est écroulé. Un peu comme pour tout le monde, on a perdu tous nos repères quotidiens. C’est désarmant.

Karen Paquin : Je ne sais pas si vous serez d’accord, mais ça va un peu plus loin que ça. Dans le sens où actuellement, dans la société, c’est comme si le sport n’était plus important. Partout. Pas juste pour nous, en tant qu’athlètes, mais même pour les jeunes. Ils retournent à l’école, mais pas dans leur sport. C’est comme si la valeur sportive avait diminué. Alors que pour nous, ça dirige nos vies, c’est super important. Je crois fondamentalement que ce qu’on fait a une importance, un effet sur les différentes générations, sur la santé de la population. Un effet beaucoup plus large, beaucoup plus global. Là, c’est comme si on se faisait dire : non seulement notre quotidien, mais notre raison d’être a moins de valeur.

Antoine Valois-Fortier : On est un service non essentiel, on se l’est fait dire !

La Presse : Est-ce dire qu’au-delà du respect des règles sanitaires, le gouvernement devrait être plus sensible par rapport à la pratique sportive ?

Karen Paquin : Je ne sais pas s’il y a une façon d’y être plus sensible, mais je pense que la valeur du sport est réelle et que présentement, elle est un peu sous-estimée. Quand tu penses qu’il y a une augmentation de 400 % des profits de l’industrie des jeux vidéo, si tu penses que ça n’aura pas d’effet sur la population dans deux, trois ans, je ne sais pas quoi dire. De là à dire qu’ils ne prennent pas des décisions au meilleur de leurs connaissances et de leurs moyens… Je pense que tout le monde fait du mieux qu’il peut.

Joëlle Békhazi : On est quand même chanceux : ils ouvrent l’INS Québec. Au niveau amateur, les sports d’élite sont quand même mis en haut de l’échelle. C’est plus le développement des jeunes qui me préoccupe. Le water-polo n’est déjà pas un gros sport, je ne peux pas m’imaginer l’impact de la fermeture des clubs. Mon mari [l’olympien Étienne Lalonde Turbide] est un entraîneur d’escrime. Il ne sait même pas qui va s’inscrire à son club. Le futur m’inquiète.

« Ça nous a tous rassemblés »

La Presse : Comment voyez-vous l’avenir, et la pandémie a-t-elle changé votre vision du sport ?

Étienne Moisan : À court terme, je me concentre sur la saison 2021. Encore là, je crains qu’on ne puisse pas reprendre nos activités normales en mai, que les revenus générés ne soient pas suffisants pour relancer la ligue. À long terme, je me dis que je ne jouerai peut-être plus jamais au football. Sinon, ça a précipité la préparation de mon après-carrière. Je travaille 40 heures par semaine dans un emploi lié à mon champ d’études [il est conseiller en ressources humaines en Beauce]. C’est de concilier un peu la fatigue du travail avec mes entraînements en soirée.

Aurélie Rivard : Je retiens surtout qu’il n’y a rien de garanti et qu’on ne peut rien tenir pour acquis. J’essaie de mettre un peu plus de temps sur l’école, ce que je n’ai jamais vraiment fait. J’ai toujours mis la priorité sur la natation. Même s’il y a une date pour des Jeux paralympiques en 2021, on sait que ce n’est pas garanti. J’essaie de ne pas y penser, de ne pas me lever le matin en me disant : ça se peut que ce que je fais ne me serve à rien… C’est une idée qui me dérange. J’essaie donc de diversifier mes intérêts. Je ne pense pas prendre ma retraite si les Jeux sont annulés. J’ai 24 ans, pas 32 ans.

Joëlle Békhazi (qui sourit) : J’ai 33 ans…

Aurélie Rivard : Je trouve ça pire pour les personnes qui voulaient faire de Tokyo leurs premiers ou derniers Jeux.

Joëlle Békhazi : Je voulais prendre ma retraite en septembre et commencer à fonder une famille. J’en ai parlé avec mon mari, c’est sûr que j’allais continuer. Ça fait 15 ans que j’essaie de me qualifier pour les Jeux olympiques. Comme Aurélie a dit, il y a du positif et du négatif. Je peux continuer à pratiquer le sport que j’aime une autre année. Mais je dois repousser tous les éléments de ma vie que j’avais un peu planifiés. Sans compter l’incertitude : est-ce que je fais ça pour rien ? Je ne dois pas penser comme ça. Avec tout le temps qu’on a eu, j’ai poursuivi mes études en ostéopathie. J’ai aussi une business [de distribution de maillots de bain]. Je me suis tenue assez occupée.

Karen Paquin : Moi aussi, du haut de mes 33 ans, les soucis sont grands ! Je m’efforce de ne pas regarder trop loin. C’est l’un des déclencheurs de l’anxiété. Ça ne sert à rien de chercher des réponses sur l’avenir quand on ne connaît pas toutes les variables. Pour moi, l’idée, c’est d’apprendre à prendre ça plus au jour le jour et de m’assurer que j’ai du plaisir quand je m’entraîne. Des fois, c’est difficile, mais j’essaie d’avoir du plaisir dans ce que je fais, de m’amuser quand je peux jouer au ballon avec mes amies, de garder l’attention sur la position de mes pieds quand je lève des poids. Et de laisser les spéculations de côté. J’essaie de ne pas trop regarder ce que font les voisins.

Antoine Valois-Fortier : Même chose que Karen, j’essaie de regarder le moins loin possible ! Ça m’aide à ne pas virer fou. Pour le moment, je suis en Alberta pour deux semaines et demie [il est plutôt revenu à Montréal la semaine dernière après la réouverture du centre national]. On a eu la bonne nouvelle qu’on pourrait faire du judo à notre retour au Québec. Je me concentre là-dessus. Quand je regarde trop loin en avant, je suis dans le brouillard et il y a trop de points d’interrogation. J’essaie de limiter mes pensées au peu de certitudes que j’ai.

La Presse : Sentez-vous une solidarité entre athlètes, entre sportifs ?

Karen Paquin : C’est plus dur de connecter, mais quand on se parle, on se rend compte qu’on est un peu tous dans le même bateau.

Aurélie Rivard : Pour la première fois, dans tous les sports, professionnels, olympiques et paralympiques, hiver comme été, tout le monde est dans le même bateau. Ça m’aide de savoir que tout le monde a traversé les mêmes épreuves. Ça nous a tous rassemblés.

Les propos ont été condensés pour en faciliter la lecture.