Près de six ans après les Jeux olympiques de Sotchi, où l’opération de tricherie imaginée par les Russes pour protéger leurs athlètes dopés a été un monument d’audace, de fourberie et de malfaisance, le problème de la sanction demeure entier.

Lundi, l’Agence mondiale antidopage (AMA) a exclu la Russie du sport international pour les quatre prochaines années. Seuls ses athlètes libres de tout soupçon de dopage — le fardeau de la preuve reposera sur leurs épaules — pourront participer aux grands rendez-vous mondiaux, notamment les Jeux olympiques de Tokyo 2020 et Pékin 2022, mais sous des couleurs neutres. Le drapeau et l’hymne national russes seront bannis des lieux de compétition. Le pays ne pourra accueillir de tournois de premier plan et ses dirigeants sportifs seront victimes de diverses sanctions.

PHOTO ANDREJ ISAKOVIC, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

L’Agence mondiale antidopage a exclu la Russie du sport international pour les quatre prochaines années.

Affaire réglée, enfin ? Hélas, pas entièrement ! En fait, le débat s’intensifiera. Toutes les parties prenantes — l’AMA, le Comité international olympique (CIO), des athlètes d’autres pays et la Russie — défendront leur point de vue. Et leurs positions étant divergentes, le règlement final de ce dossier ne fera pas l’unanimité.

Mais d’abord, un bref retour sur les évènements.

***

Rappelez-vous : quand la tricherie russe à Sotchi a été éventée avant les Jeux de Rio en 2016, le CIO s’est retrouvé dans l’embarras. Son grand show était éclaboussé par ce sordide complot. Il fallait punir les Russes, mais le cœur n’y était pas. Briser le party n’est pas dans les habitudes de la maison. On a donc laissé à chaque fédération sportive le soin de statuer sur l’admissibilité des athlètes russes. Certaines ont été sévères, d’autres moins. Et l’image du mouvement olympique en a souffert.

En vue des Jeux d’hiver de PyeongChang, le CIO a affiché plus de mordant. Agir autrement aurait miné sa crédibilité. Un rapport plus étoffé avait fourni des précisions sur l’escroquerie russe. Plusieurs athlètes russes, dont des médaillés potentiels, ont donc été bannis de ces Jeux. Quant à leurs compatriotes ayant démontré être « propres », ils ont participé sous des couleurs neutres. Ces Jeux terminés, la Russie a été réintégrée dans la famille olympique.

En revanche, l’AMA a exigé d’autres conditions pour donner l’absolution aux Russes, dont la mise sur pied d’une organisation antidopage efficace et indépendante. Ceux-ci devaient aussi transmettre à l’AMA avant le 31 décembre 2018 les données du Laboratoire de Moscou, contenant les résultats des analyses effectuées sur des dizaines d’athlètes au cours des dernières années.

Après avoir acquiescé, les Russes sont revenus sur leur parole, créant ainsi une commotion. Ce n’est qu’une quinzaine de jours plus tard qu’ils ont finalement remis les données. Une question était sur toutes les lèvres : avaient-elles été falsifiées afin d’éliminer des preuves accablantes ? La réponse a vite été connue : oui ! Et comme à Sotchi, leur opération a été de grande envergure.

***

Avec leurs rapports étoffés sur la roublardise russe, les avocats canadiens Richard Pound et Richard McLaren ont réussi un travail rigoureux et approfondi. Leur confrère britannique Jonathan Taylor a montré le même panache en présidant le comité de l’AMA chargé d’enquêter sur le barbouillage des données du Laboratoire de Moscou.

Derrière ce récit à première vue technique, l’envergure de l’opération russe pour maquiller la vérité apparaît dans toute sa brutalité. Rien n’a été épargné pour cacher des cas de dopage et incriminer l’ennemi du pouvoir, Grigory Rodchenkov, celui qui a dévoilé le scandale de Sotchi après s’être réfugié aux États-Unis. Pour l’attaquer, des messages dans un forum de discussion interne ont été altérés, des échanges fictifs ont été ajoutés et d’autres, éliminés.

PHOTO FOURNIE PAR NETFLIX

Grigory Rodchenkov

Dans un résumé de ce rapport, l’AMA écrit que les données du Laboratoire de Moscou transmises en janvier dernier par les autorités russes « ne sont ni complètes ni entièrement authentiques », ajoutant que « des centaines de résultats d’analyse anormaux présumés » ont été supprimés.

L’AMA poursuit : « […] d’autres suppressions ou modifications importantes ont été effectuées en décembre 2018 et en janvier 2019 (c’est-à-dire après que le Comité exécutif de l’AMA eut imposé l’exigence de fournir les données). Ces activités ont été dissimulées en antidatant les systèmes informatiques et les fichiers de données dans le but de faire croire que les données de Moscou étaient dans leur état actuel depuis 2015. »

Bref, l’imagination montrée par les tricheurs russes durant les Jeux de Sotchi où, en pleine nuit, par une ouverture pratiquée dans un mur, des échantillons d’urine « sale » ont été remplacés par d’autres « propres » récoltés des mois plus tôt n’a rien perdu de sa vigueur. Mais encore une fois, ils se sont fait pincer.

***

Que se produira-t-il à partir de maintenant ? Les Russes, qui hurlent au complot contre leur pays, porteront sans doute le dossier en appel devant le Tribunal arbitral du sport, qui siège en Suisse. Ils ont déjà obtenu du succès devant cette instance, et l’affaire n’est pas gagnée pour l’AMA.

Le CIO, lui, voudra ménager les susceptibilités russes, un acteur majeur dans le sport international. Le président Thomas Bach martèlera de nouveau son message : oui, il faut punir les responsables, mais pas les athlètes innocents, peu importe les agissements des autorités de leur pays.

D’autres fédérations sportives, jusque-là peu concernées par l’affaire, sont subitement inquiètes. Au premier rang, la FIFA, qui gère le soccer international. Quel impact aura ce bannissement sur la Coupe du monde de 2022 ? Selon l’Agence France-Presse, l’organisme dit vouloir « clarifier les conséquences de cette décision sur les compétitions de football ».

***

Si le Tribunal arbitral du sport rejette l’appel des Russes, le scénario des Jeux de PyeongChang se répètera. Des dizaines de sportifs russes, en sports individuels et collectifs, étaient de la partie sous l’appellation « Athlète olympique de Russie ». Mais cette solution ulcérera de nombreux athlètes d’autres pays qui souhaitent la mise au ban complète des Russes, sans exception, pour quatre ans. C’est la seule manière, à leur avis, de transmettre un message fort et de forcer ce pays à respecter les règles du jeu.

Cette demande coup-de-poing, aussi compréhensible soit-elle, ne se matérialisera pas. D’abord, elle serait juridiquement plus attaquable que la sanction annoncée lundi. Ensuite, la realpolitik fait aussi partie de la vie sportive, et la Russie demeure un pays puissant avec de nombreux alliés.

Prochain chapitre en Suisse, devant le Tribunal arbitral du sport. Non, la partie n’est pas terminée.