C’est lui ? Hum, on dirait pas, opine un Alex Pratt, il a plus l’air de sortir du dernier Tarantino. 

Casquette bien enfoncée sur la tête, moustache, verres fumés, tenue entièrement noire, bière à la main… Il a montré sa camisole : c’était bien le nouveau champion canadien du 400 m haies.

Gabriel Slythe-Léveillé est l’un des quatre Québécois à avoir remporté un titre au Championnat canadien d’athlétisme. C’est par deux centièmes qu’il a coiffé le deuxième.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Gabriel Slythe-Léveillé

Il avait encore au genou gauche la marque de sa rencontre à haute vitesse avec l’une de ces haies pendant les qualifications.

« Quand tu touches une haie, ça te ralentit et, surtout, tu perds le rythme. »

De l’autre côté de la haie, pour ainsi dire, celle qui séparait la piste des spectateurs, son père, Pierre Léveillé, sirotait une bière lui aussi, ému de voir son fils remporter le titre qui fut le sien il y a… longtemps. Gabriel est le fils non pas d’un, mais de deux champions du 400 m haies, puisque sa mère est Christine Slythe, qui a participé aux Jeux olympiques de Los Angeles, comme Léveillé, et de Séoul.

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Un truc hautement technique, le 400 m haies. Idéalement, Gabriel fait 14 foulées entre chaque haie, pour sauter tantôt avec la jambe gauche, tantôt avec la jambe droite. Pas besoin de les compter, son cerveau, ses jambes, tout son corps les calculent.

Au 110 m haies, son ancienne discipline, c’est toujours la même jambe qui saute une haie plus haute de 15 cm. Si bien qu’en changeant pour le 400, il a fallu renforcer l’autre jambe afin d’égaliser ses sauts au-dessus de ces barrières de 91 cm.

Vers la fin, quand les jambes sont fatiguées, ça tombe à 15 foulées, et là le sauteur doit utiliser la même jambe d’appel deux fois de suite… Parfois ça tombe à 16, et il est temps que ça finisse…

Hautement technique, donc, mais c’est justement ce que cet étudiant en comptabilité aime. La précision du geste qui s’ajoute à la vitesse et à l’endurance.

Hélas, ce n’est pas très pratiqué au Québec, notamment pour des raisons climatiques. L’entraînement en salle l’hiver est pratiquement impossible pour cette discipline. 

L’athlète de 26 ans s’est donc exilé six mois à Montpellier pour faire des haies avec de forts coureurs européens. Y’a pas de mystère : on ne s’améliore qu’en se frottant aux meilleurs, et les occasions sont rares.

Et justement, il trouvait hier que tous ces efforts n’ont pas été encore assez payants. Un chrono de 51,58 s, c’était assez pour le titre. Mais loin de son objectif de courir sous les 51 s cet été. Le temps de qualification pour les Jeux panaméricains était de 50,70 s, et donc aucun Canadien ne participera au 400 haies à Lima, cette semaine. Pour les Jeux olympiques de Tokyo, en 2020, le chrono maximal est de 48,90 s. Un petit pas en apparence pour l’homme de la rue, mais un pas de géant pour l’homme de la piste, comme aurait dit Neil Armstrong. Surtout quand on n’a pas de partenaires d’entraînement à ses côtés à la maison… Mercredi, la Fédération québécoise organise un événement avec des athlètes de calibre international. « Ça va être relevé », dit le champion, manifestement très en appétit compétitif.

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PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Charles Philibert-Thiboutot

À l’arrivée des épreuves, un micro à la main, Charles Philibert-Thiboutot avait la tâche d’interviewer les vainqueurs tout le week-end.

Tâche douce-amère pour celui qui est peut-être le meilleur coureur de demi-fond que le Québec a connu. Douce, puisque c’est son monde, il les connaît tous, les a côtoyés, et de toute évidence une camaraderie sincère l’unit aux athlètes – surtout ceux de son alma mater, l’Université Laval, ça va de soi. Mais amère parce que, normalement, c’est lui le champion qu’on interviewe.

Il a recommencé à marcher sans béquilles seulement la semaine dernière. Depuis 2015, quand il a inscrit les records québécois au 1500 m (3:34,23) et au mile (3:54,52) qui l’ont mené aux Jeux de Rio en 2016, il n’a pratiquement pas eu une année sans blessure.

« J’étais dans la forme de ma vie cet hiver », dit le coureur de 28 ans. Il reprendra l’entraînement tranquillement dans les semaines qui viennent, les yeux sur Tokyo.

Il me rappelle qu’avant d’être champion canadien, il a terminé dernier à 20 ans à ce championnat. Puis septième à 21 ans. Et deuxième…

« Entre 20 et 24 ans, si on n’est pas blessé, on peut faire des progrès énormes. C’est ça qui commence à changer au Québec, on est plus ambitieux. Je regarde des gars comme Thomas Fafard [troisième au 5000 m], Jean-Simon Desgagnés [quatrième au steeple], ils peuvent progresser énormément. »

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PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

L’entraîneur Félix-Antoine Lapointe

L’un des architectes de cette « nouvelle ambition » est justement l’entraîneur de Philibert-Thiboutot, Félix-Antoine Lapointe, qui a été responsable du programme de l’Université Laval pendant sept ans. Il a été nommé l’an dernier entraîneur-chef pour tout le Québec. Il supervise le programme de haute performance.

« Le Québec a obtenu quatre titres canadiens, c’est à peu près ce qu’on avait prévu, peut-être même un peu mieux », dit-il.

En plus de Slythe-Léveillé, il y a eu William Paulson hier au 1500 m (inscrit à la fédération québécoise il y a deux semaines !), Stevens Dorcelus au saut en longueur (7,83 m) et Patrick Hanna au triple saut (15,40 m).

« Deux autres Québécoises, Catherine Léger [titre U20 au 200 m] et Deondra Green [titre U20 au 100 m], ont ce qu’il faut pour percer à l’international. » Elles ont pris part au relais senior…

Il n’en reste pas moins qu’en comparaison avec l’Ontario et la Colombie-Britannique, le Québec fait piètre figure. L’athlétisme est moins présent dans les écoles. Et s’il ne manque pas de talent, il manque de recrutement et d’accueil pour ces talents.

« C’est à ça qu’on travaille. Mais il faut commencer par changer les mentalités. Avant, on se contentait de faire bonne figure dans un championnat canadien. Maintenant, il faut viser les compétitions internationales. Thomas Fafard qui fait 13:58 au 5000 m, c’est formidable. Mais ce n’est pas assez. Il ne faut pas se fixer de limites. Avant, on se contentait d’un résultat sous les 15 min au 5000 m. Maintenant, il faut voir grand. Philibert-Thiboutot, c’est le meilleur exemple. Il n’y a pas de raison qu’on ne poursuive pas dans ce sens-là. »

Bien sûr, quand on voit qu’il n’y a à peu près pas de pistes d’athlétisme à Montréal, et encore moins dans les écoles, on se dit que la marche est haute pour pouvoir développer une culture de l’athlétisme québécoise.

Mais à voir les résultats de l’entraîneur Lapointe depuis une dizaine d’années, on sait que son ambition repose sur du solide. On a le goût d’y croire…