À quelques pas du sommet du mont Lafayette, au New Hampshire, le vent devient subitement si féroce qu’il est impossible de se tenir debout. Impossible d’avancer. Impossible de revenir sur ses pas. Le petit groupe de randonneurs est piégé.

Comment des gens intelligents, expérimentés et informés se mettent-ils ainsi dans le pétrin ?

C’est une question de gestion de risques et de prise de décision. Michael Pardy, professeur à l’université Royal Roads de Victoria, en Colombie-Britannique, est un spécialiste de la question. M. Pardy, une référence dans la formation en kayak de mer au Canada, a guidé des expéditions jusqu’en Arctique. Les situations extrêmes, il connaît ça.

« Beaucoup de gens se mettent dans le pétrin quand ils passent d’un environnement où il y a peu de risques à un endroit où il y en a davantage sans modifier leur comportement. »

— Michael Pardy, professeur à l’université Royal Roads de Victoria

Il faut faire attention à ces zones de transition. En randonnée en montagne, ça peut être lorsqu’on quitte la zone des arbres pour atteindre une crête. En kayak de mer, ça peut être lorsqu’on quitte une baie pour effectuer une traversée.

« C’est un peu comme une grenouille dans de l’eau qui se réchauffe tranquillement pour devenir bouillante, déclare-t-il. Au début, ça peut être très correct. On est sur une crête, il vente fort mais ça va quand même. Et on continue à avancer. Et on se fait embarquer. »

Dans de telles situations, Michael Pardy se force à arrêter et à réfléchir lentement.

Parce qu’à son avis, il y a deux façons de réfléchir et de prendre une décision : un mode lent et un mode rapide.

« Le mode lent, c’est un mode plus rationnel, plus analytique. On base nos décisions sur des informations, des comparaisons. Ça marche plutôt bien quand on a de bonnes informations et quand on a les outils pour filtrer ces informations. »

Il faut donc de l’expérience.

Tous les randonneurs du petit groupe sur le mont Lafayette sont expérimentés. Certains ont déjà accompli cette même randonnée une vingtaine de fois. Ils sont en mesure de peser les risques. Il y a des facteurs favorables : il ne fait pas froid, il ne pleut pas. Les randonneurs sont en forme, leur équipement est adéquat. Les journées sont longues.

Il y a un facteur moins favorable : la météo prévoit des vents très forts. Mais les randonneurs ont déjà affronté de forts vents dans le passé. Donc, ça devrait aller.

Il manque toutefois une information : à partir de quelle vitesse de vent est-il impossible d’avancer ? Donc, même avec un mode lent de réflexion, il peut être difficile de prendre une décision éclairée

Le mode rapide de réflexion peut jouer encore davantage de tours. Or, en situation de stress, on passe davantage au mode rapide et on devient plus individualiste.

« C’est un mode plus intuitif, plus émotionnel, indique Michael Pardy. Pour cette raison, il peut laisser s’exprimer les partis pris, les penchants. »

Un de ces penchants, c’est le sentiment d’infaillibilité.

« Que ce soit en plein air ou en gestion des affaires, les gens croient généralement qu’ils ont les habiletés nécessaires pour accomplir la tâche. Ça devient un problème justement lorsqu’on arrive à ces zones de transition. Les gens expérimentés n’en tiennent pas compte. »

— Michael Pardy, professeur à l’université Royal Roads de Victoria

Un autre facteur, c’est la fameuse fièvre des sommets. Il faut absolument faire ce sommet, sinon l’expédition n’est pas un succès. Il faut absolument traverser ce bras de mer en kayak pour poursuivre l’expédition et en faire un succès. Même si les conditions ne sont pas propices.

Et puis, il y a l’instinct de meute, la pression sociale.

« On veut se conformer, on est réticent à l’idée d’être celui qui émet un doute, qui dit : arrêtez, il y a un problème. »

Résultat : plusieurs membres du groupe peuvent être mal à l’aise à l’idée de continuer, mais personne n’ose le dire.

« Le sexe de la personne va souvent jouer un rôle : on va accorder plus d’attention à l’opinion de l’homme, soutient M. Pardy. Il y a un élément de bravade. »

Et puis, les médias sociaux peuvent aussi influer sur la prise de décision. Pour une belle image sur Instagram ou une histoire héroïque à partager sur Facebook, on peut prendre des risques additionnels.

« C’est ce qu’on appelle le courage de la caméra », déclare Michael Pardy.

Pour revenir au mode lent de réflexion et éviter la fièvre du sommet, il se force à évaluer constamment trois éléments.

« Je commence par moi : où est-ce que j’en suis ? Est-ce que je suis fatigué ? Distrait ? Puis je pense à nous, au groupe : comment se comportent les autres ? Y a-t-il une modification dans leur comportement ? Et finalement, l’environnement : qu’est-ce que je vois à l’horizon ? Comment se comportent le vent, les nuages ? »

Michael Pardy rappelle toutefois que les risques, qu’il préfère appeler « incertitudes », font partie intégrante de l’aventure.

« Si on gère quelque chose de façon si serrée qu’il n’y a plus d’incertitude, ce n’est plus une aventure. »

Le petit groupe de randonneurs réussit à descendre du sommet du mont Lafayette en profitant des brèves accalmies entre les bourrasques extrêmes. C’est long, les randonneurs doivent parfois marcher à quatre pattes, mais ils réussissent à retrouver la sécurité de la forêt.