Depuis quelques saisons, les images d'athlètes professionnels étendus presque inconscients au centre d'une patinoire ou d'un terrain de football semblent s'être multipliées. À Montréal, la fracture cervicale subie par Max Pacioretty lors d'un match contre les Bruins de Boston, le 8 mars 2011, est restée dans les esprits.

Le joueur du Canadien a lui-même été suspendu pour trois matchs plus tôt cette saison après avoir assené un coup à la tête de Kristopher Letang, des Penguins de Pittsburgh. Pacioretty reste d'ailleurs ambivalent sur la position à adopter devant ses rivaux.

Il a ainsi reconnu récemment s'être retenu de frapper Evander Kane, des Jets de Winnipeg qui s'était présenté au milieu de la patinoire en possession de la rondelle, offrant ainsi à son rival une chance de marquer. «J'étais très frustré parce que d'ordinaire, c'est une situation où je me serais interposé pour le contrer, a expliqué Pacioretty. Là, je dois donner des passe-droits et ça ne devrait pas être le cas.»

La réaction du joueur du Canadien n'est toutefois pas la norme, si on se fie au professeur australien John Kerr, spécialiste de la violence dans les sports. «Aucun joueur professionnel ne s'empêchera de frapper un rival, de le blesser même, si cela lui permet d'augmenter les chances de victoires de son équipe, estime Kerr. De toute façon, ses entraîneurs et ses coéquipiers n'accepteraient pas le contraire.»

Joueur de rugby de haut niveau dans sa jeunesse, Kerr a lui-même été souvent victime d'agressions sur le terrain. Et il ne cache pas avoir été aussi l'agresseur quelques fois. Aujourd'hui professeur de sociologie du sport au Japon, Kerr explique: «Le rugby est l'un des ces sports, comme le football américain ou le hockey, où il est 'légal' de frapper son adversaire, de toutes ses forces, quelles que soient les conséquences.»

Inscrits dans une société qui valorise la réussite et le succès, les sports modernes privilégient la victoire et, pour les athlètes, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Si des règles écrites définissent le but et le déroulement du jeu, un code de conduite plus abstrait régit les rapports entre les adversaires

Selon Kerr, cette violence des athlètes les uns envers les autres n'exclut pas une certaine estime entre adversaires. «Donner aux athlètes eux-mêmes le contrôle de la violence au nom du respect qu'ils se doivent entre eux est une approche qui témoigne d'une grande méconnaissance du sport, soutient le professeur. La culture sportive est très machiste, encore plus sans doute dans les sports de contacts.

«D'une manière générale, les joueurs professionnels ont beaucoup de respect pour leurs adversaires, mais cela ne les empêche pas d'utiliser tous les moyens pour gagner. D'une certaine façon, se retenir de frapper un rival équivaudrait à lui manquer de respect!»

Ainsi présentée, la violence trouve une certaine légitimité morale, pour les athlètes eux-mêmes du moins, et il est vrai que peu de professionnels la dénoncent. On critique certaines de ses conséquences bien sûr - les blessures à la tête notamment -, mais chaque tentative d'expurger les sports de contacts de leur violence se heurte à une levée de boucliers.

Une violence contre soi

La carrière d'un athlète professionnel est ainsi un combat perpétuel. Contre ses adversaires, bien sûr, mais surtout contre soi-même, contre son propre corps, qu'il faut développer, éduquer, déformer et même torturer pour en faire une «machine» capable de performer.

Le professeur français Dominique Bodin insiste: «Qu'il s'agisse de l'athlétisme ou des combats de gladiateurs, il s'agit toujours de violence. Même le spectacle de l'effort solitaire est la mise en scène d'une violence contre soi. Entre la course à pied et le combat de gladiateurs, où passe la frontière indiquant qu'on quitte le sport pour entrer dans le combat meurtrier? Qu'en est-il des sports de combat? Ou de ces sportifs qui acceptent de sacrifier leur santé, et donc des années de leur vie, à la performance et à la victoire sur les autres?»

Le recours au dopage, s'il introduit une forme particulièrement pernicieuse de cette violence contre soi, peut aussi contribuer à augmenter l'agressivité des athlètes et donc leur violence envers leurs rivaux. Plusieurs produits dopants utilisés par les spécialistes de l'Europe de l'Est après la Deuxième Guerre mondiale - des stimulants aux stéroïdes - avaient justement été expérimentés sur les soldats pendant le conflit.

De la même façon, il est de notoriété publique que certains soigneurs d'équipe de football, de hockey ou de rugby, entre autres, distribuaient des 'greenies' (stimulants) dans le vestiaire avant les matchs. Même l'entraîneur des Bruins de Boston, Mike Milbury, y avait fait allusion après un match éliminatoire contre le Canadien, au début des années 1990, pour expliquer le comportement agressif de certains joueurs du Tricolore.

Certains spécialistes n'ont pas manqué d'établir un lien entre les décès de plusieurs joueurs de la LNH l'été dernier, l'état dépressif dans lequel ils se trouvaient, la violence de leur carrière et peut-être aussi leur consommation de produits dopants ou de médicaments.

Le professeur Kerr ne s'en étonne pas, bien au contraire: «Dans les sports de contacts, dit-il, aucune athlète ne sort parfaitement indemne d'une carrière professionnelle. L'éventail des conséquences va de l'arthrite, pour les plus chanceux, à la mort.»

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POUR EN SAVOIR DAVANTAGE

Sur le sport et la violence:

> Sport et civilisation - la violence maîtrisée, de Norbert Elias et Eric Dunning (traduction de l'anglais), Fayard, 1995

Un «classique», publié en anglais en 1986, cette adaptation pour les sports d'un ouvrage plus général d'Elias, ce livre a exercé une grande influence dans l'analyse de la violence sur les terrains de sports, mais aussi dans les gradins.

> Rethinking Aggression and Violence in Sport, de J.H. Kerr, Routledge, 2005

Une approche originale, qui renverse les perspectives et permet de mieux comprendre la position des sportifs violents.

> Sport et violence en Europe, de Dominique Bodin, Luc Robène et Stéphane Héas, Conseil de l'Europe, 2004

Résultat d'une vaste enquête, ce livre fait vraiment le point sur la situation en Europe, tout en offrant des pistes pour expliquer les violences sportives partout dans le monde.

> Violence and Sport, de Michael D. Smith (Université York), Butterworth, 1984

Une recension intéressante assemblée par l'un des professeurs canadiens ayant exercé la plus grande influence en sociologie du sport.

Sur la violence au hockey:

> Fighting the Good Fight - Why On-Ice Violence is Killing Hockey, de Adam Proteau, Wiley, 2011

> The Code: The Unwritten Rules of Fighting and Retaliation in the NHL, de Ross Bernstein, Triumph Book, 2006

Deux livres plus récents rédigés par des experts du hockey avec des exemples concrets et une approche qui rejoindra tous les amateurs de sports.