Désormais! C'est le mot qui avait lancé la Révolution tranquille en 1959. Paul Sauvé, succédant à Maurice Duplessis avait lancé le Québec vers l'avant avec un mot.

Désormais. Les frères Molson l'ont clairement répété hier soir au Centre Bell. Désormais cette équipe va être redonnée à ses partisans. L'entêtement de certains dirigeants ne pourra plus causer de grandes injustices.

Le symbole final, celui qui fait la preuve que les fans seront désormais entendus, c'est le numéro 3 d'Émile Bouchard et le 16 d'Elmer Lach qu'on a fait monter au plafond du Centre Bell. Et cette chaleur de retrouvailles familiales qui a fleuré bon toute la soirée.

J'étais sur la passerelle et je regardais patiner ces grandes légendes et je mesurais tout l'incroyable privilège qui avait été mien. Je les avais tous connus...

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J'installe mes écouteurs. J'ai une vieille chanson de Luis Mariano que mon père chantait en même temps que le 78-tours jouait sur le gramophone dans le salon. En fait, le salon était la maison. Des rideaux servaient de porte pour la chambre et un poêle à bois Bélanger faisait l'honneur de la famille dans la grande pièce.

L'hiver, quand le puits gelait, il fallait faire fondre la neige pour avoir de l'eau.

Mais nous avions la radio depuis que Maurice Duplessis avait fait de l'électrification rurale son cheval de bataille avec l'autonomie provinciale. Le soir, on pouvait écouter à travers le rideau la description du match par Michel Normandin. Il fallait imaginer ce qui se passait sur la patinoire du Forum.

Je savais de quoi avait l'air le hockey puisque j'allais voir les Saguenéens de Chicoutimi dans la section des millionnaires à trente sous. Et j'avais de belles photos de Maurice Richard, de Butch Bouchard, de Kenny Mosdell et de Gerry McNeil que je collectionnais dans le supplément en couleurs des journaux de fin de semaine. Les photos étaient signées David Bier et avaient toutes le même style. Le Rocket ou Bert Olmstead freinait devant l'objectif dans un nuage de glace râpée.

Je collectionnais les cartes dans des paquets de gomme à cinq cents. Et quand le sirop de maïs Bee Hive a lancé sa propre collection, on s'est garrochés dans le sirop de maïs. Sur les toasts, sur les gâteaux, sur la crème glacée le dimanche midi, fallait vider les bouteilles bleues le plus rapidement possible pour avoir une photo d'un joueur du Canadien.

J'ai eu le coeur brisé quand j'ai découvert pourquoi Maurice Richard avait une étoile bleue sur sa carte et que Gordie Howe en avait une rouge. Quand j'ai fini par comprendre ce que signifiaient first et second, j'ai cru que Howe était meilleur que le Rocket. Ça se pouvait pas, personne n'était meilleur que le Rocket. Mon père et mes oncles me l'avaient dit.

Dans la rue, qu'on ne sablait qu'une fois aux deux semaines, on pouvait jouer d'interminables parties de hockey. Deux grosses mottes pour faire le but et la coopération des rares automobilistes, qui faisaient bien attention à ne pas les écraser, et on devenait Maurice, Boum Boum ou Émile Bouchard. Si on était le gardien de but, il fallait bien être quelqu'un d'une autre équipe, alors on était Terry Sawchuk. J'ai dû arrêter Boum Boum au moins mille fois dans ces parties à un contre un qui duraient un après-midi.

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Puis un jour, un samedi soir, on s'est tous rassemblés devant le seul téléviseur de la parenté. Un Dumont noir et blanc qui avait coûté 500$. C'était 20% du salaire de mon grand-père. On regardait la mire, une tête d'Indien dans un cercle, et on comptait les minutes avant que l'écran ne s'anime. On a d'abord eu droit à des kinémascopes. À Chicoutimi, on avait les émissions trois semaines après leur diffusion à Montréal. On était donc arriérés de trois semaines. Sauf pour le hockey... qu'on n'avait pas pantoute!

Jusqu'à ce samedi de 1955 ou 1956. À huit heures et demie, avec une minute à jouer en première période, on a entendu la voix de René Lecavalier saluant les téléspectateurs de tout le pays. Et j'ai vu pour la première fois Maurice, le Boomer, Jean Béliveau, Dickie Moore, Doug Harvey...

Ils étaient aussi beaux, aussi bons et aussi merveilleux que dans mon imagination nourrie par la radio et les reportages lus dans Sport-Revue, Les Sports et les chroniques de Claude Larochelle du Soleil.

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Un jour de février 1975, j'ai eu le choix entre devenir chroniqueur municipal ou chroniqueur de hockey. J'étais à La Presse depuis le 19 août 1974 et je couvrais les faits divers de nuit. À l'époque, La Presse avait une édition de l'après-midi et il fallait parler de tous les crimes, de tous les incendies majeurs et de tout ce qui se passait après 18h. On découvre vite de quoi a l'air une ville...

Yvon Pedneault s'en allait au Montréal-Matin ; je l'ai remplacé. Mais avant de faire mes valises pour suivre les Glorieux sur la route, je suis resté à Montréal le temps d'un voyage à Atlanta.

Un matin, avec un photographe de La Presse, je me suis pointé au Forum avec mes patins. Guy Lafleur était blessé à un doigt et je me disais que ce serait un bon début pour ma nouvelle carrière.

Fallait être innocent!

Ben, ça a marché. Personne ne m'a posé de questions. Le gardien à l'entrée a dû me prendre pour un gars de la Ligue américaine. Je suis entré dans le vestiaire, je suis allé voir Lafleur et il m'a dit: «Tu lances de la gauche? Tiens, c'est le bâton de Steve Shutt.» J'ai mis mes patins, j'ai pris le hockey de Shutt (était-ce vraiment celui de Shutt?) et j'ai suivi Lafleur et Wayne Thomas sur la patinoire du Forum.

À un moment donné, un petit monsieur moustachu est passé dans le couloir près de la glace. Des années plus tard, il m'a expliqué qu'étant convaincu que j'étais un nouveau des Voyageurs de la Ligue américaine, il n'avait pas posé de questions.

J'ai passé une heure à tenter de déjouer Thomas et à jouer avec Lafleur. Ou plutôt, à essayer de suivre Lafleur. Wayne Thomas avait été super gentil mais comme c'était avant mes trois jours chez Berlitz, je n'avais rien compris ou à peu près de ce qu'il m'avait dit.

Puis, j'ai plongé dans une décennie fabuleuse.

C'était une équipe, une grande équipe. Les joueurs étaient des hommes, imposants, têtus, généreux. Ils étaient convaincus qu'ils pouvaient gagner chaque match d'une saison. Et parfois, ils les gagnaient presque tous.

Ken Dryden, le grand intello avocat que ses coéquipiers taquinaient tout le temps; le Big Three, dont on ne sait toujours pas après 35 ans lequel de ses trois membres était le meilleur, était dominant. Guy Lapointe (injustement exclus des fêtes de Ray Lalonde), Serge Savard et Larry Robinson formaient une exception qu'on n'a jamais revue dans l'histoire du hockey.

Guy Lafleur était le plus grand joueur de hockey au monde. Meilleur que Kharlamov ou Yakushev. Meilleur et plus fin que n'importe qui. Et tous les autres étaient de joyeux vivants, bagarreurs quand il le fallait, généreux avec les partisans, proches des gens. Ils voyageaient souvent à bord de vols commerciaux et avant de s'installer pour une partie de cartes en classe économique, ils signaient des autographes pour tous les passagers qui venaient leur quémander la faveur.

À part Yvon Lambert qui, ayant reconnu la playmate du mois dans un vol vers Chicago, s'était levé pour aller faire signer son Playboy en plein là où Tiger perd la boule...

Vous dire comment on a travaillé dur ne donnerait rien. C'était la guerre entre Montréal-Matin et le Journal de Montréal, et La Presse devait avoir son histoire spéciale puisque c'était un quotidien de l'après-midi.

Mais comme la télé n'était pas présente, on pouvait avoir un vrai contact avec les joueurs. Discuter durant une heure l'après-midi d'un match, ou aller souper avec un groupe de joueurs, n'était pas interdit. C'était fréquent. On partageait les mêmes avions, les mêmes autobus, souvent les mêmes taxis quand on sortait dans une ville.

Serge Savard, Jim Roberts et Guy Lapointe s'installaient à l'arrière de l'autobus et allumaient d'énormes cigares en attendant le départ du bus pour l'hôtel ou l'aéroport.

En arrivant à Montréal, on se retrouvait souvent chez Claude Saint-Jean pour manger un steak à deux heures du matin, jouer une partie de cartes et écouter Patrick Norman. Lambert, Lapointe, Savard et compagnie...

Le lendemain, les gars étaient un peu vaseux à l'exercice, mais retrouvaient sourire et énergie pour planter n'importe qui le soir même.

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Un petit saut sur le iPod. Qu'est ce que j'écoutais en 1986? Ah oui, c'était ma période Janis Joplin, en retard. Me and Bobby McGee.

Des histoires et des hommes. Jean Perron et Patrick Roy en 1986. Les gens ont gardé en tête que la victoire de 1986 était une surprise totale due au seul Casseau. Jean Perron avait une bonne équipe sous la main. Larry Robinson et Rick Green, avec Craig Ludwig et Peter Svoboda, formaient une défense aussi brillante que n'importe quelle autre dans la Ligue nationale. Bobby Smith et Bob Gainey étaient solides; Guy Carbonneau était la plus incroyable teigne qu'on puisse imaginer et rendait fou Peter Stastny, Wayne Gretzky et tous les autres grands joueurs qu'on lui offrait en pâture. Tout en scorant une vingtaine de buts et en bloquant des lancers comme un défenseur. Lui, il mérite le Temple de la renommée et ça presse. Des vrais comme lui ne courent plus les rues. En tous les cas, pas à Montréal.

Toute l'année, je m'étais engueulé avec Chris Nilan. J'avais écrit que c'était un bum et, évidemment, il ne l'avait pas pris. Même que Mario Tremblay avait empêché une bagarre à sens unique dans le vestiaire de la Flanelle.

Une fois la Coupe gagnée à Calgary, on était revenu à Montréal dans un vol nolisé. Il devait être quatre heures du matin et je m'étais assoupi pendant que les gars buvaient du champagne et de la bière et pas dans cet ordre.

À un moment donné, un sixième sens m'avait réveillé. Chris Nilan était dans l'allée, le poing levé et répétait: «Je ne sais pas ce qui me retient... Je ne sais pas ce qui me retient...» J'avais ouvert un oeil et lui avais répondu: «Je le sais: c'est le montant de la poursuite qui va te tomber dessus.» Et je m'étais rendormi...

J'ai retrouvé Nilan à Edmonton lors du match en plein air. Amaigri, vieilli, Chris se bat contre l'alcoolisme. On s'est retrouvés avec plaisir. On faisait sa job chacun de son côté de la clôture. Il m'a demandé si j'avais parlé à Serge Savard dernièrement. Le Sénateur avait beaucoup aidé Nilan dans ses moments difficiles, et il avait encore besoin d'une épaule solide. Je lui ai dit que je passerais le mot. Vous l'avez deviné, Savard lui a donné un autre solide coup de main. Comme il l'a fait avec tant de gars...

Les années ont passé. Je me suis pogné d'aplomb avec Jean Perron, qui a été au moins six mois sans me dire un mot. Puis, on s'est réconciliés et quand la productrice Caroline Héroux a eu besoin d'un spécialiste pour préparer et superviser les scènes de hockey pour la télévision, c'est vers Jean Perron qu'elle s'est tournée. Life goes on...

Trois ans plus tard, c'est un autre de mes amis qui s'est mis en colère contre le pauvre chroniqueur. Pat Burns était tellement fâché que j'ai été avisé très sérieusement que j'étais mieux de rentrer à Montréal à bord d'un vol commercial que du vol nolisé. C'est Jean Pagé qui m'a dépanné. C'était avant le 11 septembre et j'ai donc pris le ticket de Pagé qui, lui, a pris ma place dans le vol nolisé pour rentrer de Calgary.

Ça n'a pas empêché une profonde amitié de s'installer entre le banni et le bourru Pat. Et quand je lui parle ou que j'entends sa voix affaiblie par la lutte sans merci qu'il livre contre le cancer, j'ai la gorge serrée.

Je souhaite tellement qu'on puisse faire la route de Tampa à Orlando en moto ensemble au printemps. Qu'il ait encore honte, lui le gars de Harley, de se promener avec un compagnon sur une Kawasaki.

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Quelle chanson maintenant? 1993, faut que ce soit une toune rassembleuse. Les gars avaient fait graver Together sur leur bague de la Coupe Stanley.

Une sacrée randonnée vers la Coupe Stanley. Les dix victoires en prolongation de Patrick Roy; les buts de John Leclair; la hargne de Carbo; le brio de Vincent Damphousse et d'Éric Desjardins, et l'optimisme contagieux de Jacques Demers. C'était une belle équipe. La dernière vraie belle équipe à part la belle exception des gars de Carbo il y a deux ans.

L'épopée a pris fin quand Ronald Corey a congédié Serge Savard. En sauvage. Le Canadien ne s'en est jamais remis. Depuis, c'est une longue et interminable débandade. Le Canadien s'est éloigné inexorablement de son passé. De sa tradition d'excellence. De ce qu'il était.

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Hier soir, on a donc honoré le Canadien. Pendant 95 ans, on a applaudi des joueurs. Des Canadiens, des Québécois, des Suédois, des Américains. Depuis cinq ans, depuis que Ray Lalonde a pris le contrôle du marketing et que Bob Gainey a pris le poste d'André Savard, c'est le CH qu'on vénère. En oubliant que les couleurs bleu, blanc et rouge, le Tricolore, représentent les couleurs du français en Amérique. Les couleurs du drapeau français.

Aujourd'hui, les jeunes achètent un branding, une marque de commerce et c'est très bien ainsi.

Malheureusement, l'ouverture de l'équipe aux hockeyeurs du reste du monde, a servi de prétexte et d'excuse à l'incompétence.

Aujourd'hui, on rêve de participer aux séries.

Ce qui n'empêchera pas un petit gars appelé Karim Simard de demander à Noël un chandail du Canadien. Avec un beau CH sur la poitrine et SIMARD dans le dos. Adieu Rocket, Gros Bill, Flower, Casseau, Carbo et compagnie.

Heureusement, il reste le CH pour faire rêver.