Les streamers ont changé le monde des jeux vidéo, et au Québec, la communauté est en pleine croissance. Le principe: ils se filment en train de jouer à un jeu vidéo et diffusent la partie en direct sur l'internet. La plupart ont quelques spectateurs, mais d'autres, plus rares, sont suivis par des centaines de milliers de personnes et en tirent des revenus.

S'il y a bien une question que les streamers entendent sans cesse de la part de néophytes, c'est celle-ci: «À quoi ça sert de vous regarder jouer à un jeu vidéo?» «On écoute bien du hockey dans son salon, c'est la même chose, répond Stephanie Harvey, streameuse québécoise de 32 ans connue sous le pseudonyme de missharvey. J'ai bien hâte qu'on passe à autre chose par rapport à ça...» Car si les streamers sont parfois aux prises avec l'incompréhension de profanes du milieu, ils sont en réalité suivis par une très large communauté.

Tous les jours, entre 13 h et 17 h, Stephanie Harvey s'installe dans le bureau de son appartement et joue au jeu vidéo Counter-Strike: Global Offensive. Elle se filme, fait des commentaires en direct et diffuse sa séance sur Twitch, la plus importante plateforme de diffusion de jeux vidéo. Des viewers, terme anglophone utilisé pour désigner les spectateurs, la regardent jouer en direct ou en différé et interagissent avec elle dans un clavardage.

En moyenne, elle est regardée chaque instant par 150 ou 200 personnes. Elle compte plus de 114 000 abonnés sur la plateforme, une belle performance. «Je suis joueuse pro [d'eSports] depuis 2005 ; ça m'a aidée à bâtir ma communauté sur Twitch», précise-t-elle. Il y a trois ans, elle a cessé son activité de conceptrice de jeux vidéo. Elle tire désormais ses revenus de son stream, de ses tournois avec son équipe professionnelle d'eSports, de commanditaires et de quelques conférences.

L'un des streamers québécois les plus influents s'appelle Nabil Lahrech. Ce Montréalais de 24 ans est féru de jeux vidéo depuis ses 6 ans. Il a lancé sa chaîne Twitch en 2012, sous le nom d'aiekillu. «J'ai dit à mes parents que je streamais, mais ils ne comprenaient pas trop ce que c'était. Ils savaient juste que j'étais dans ma chambre à parler tout seul devant mon écran [rires]!»

Très vite, il gagne des abonnés et se dit qu'il pourrait faire de sa passion son métier. Il prend une année sabbatique pour se consacrer au jeu en direct et à sa chaîne YouTube. «Tout le monde autour de moi était persuadé que c'était une phase. On me demandait quand je ferais de vrais trucs. Personne ne se doutait que je pouvais en vivre. Ça fait cinq ans que j'en vis très bien.» Aujourd'hui, il est suivi par plus de 646 000 personnes sur Twitch.

D'autres, comme Mathieu Fontaine, s'y adonnent avant tout pour le plaisir. Ce Montréalais de 23 ans, finissant au baccalauréat en design de jeux vidéo, s'est lancé dans l'aventure il y a un an et demi. Plusieurs fois par semaine, il joue à Rainbow 6, Total War: Warhammer, Human Fall Flat, Star Wars Battlefront II, entre autres, et diffuse ses séances sur sa chaîne PoutineCartel.

Le jeune homme compte actuellement une soixantaine d'abonnés sur Twitch. Lorsqu'il joue en direct, en moyenne trois personnes le regardent. Parfois, il lui arrive de n'avoir aucun spectateur. «On est quand même obligés de parler, car un viewer peut arriver à n'importe quel moment, explique-t-il. C'est lourd, c'est comme si tu parlais à un mur [rires]. Mais je streame souvent avec mon ami Henri (TheSpaceJunk). On parle entre nous et on a du fun.»

Il s'est rendu compte que streamer était plus difficile que ça en avait l'air. «Ça prend beaucoup d'énergie d'être entertaining. Ça se rapproche d'un animateur télé. Certains streamers font un storytelling incroyable, sont intéressants et drôles, verbalisent leur stratégie... Et puis, il faut faire face aux problèmes techniques en direct.»

Une communauté en croissance

Au Québec, le nombre de streamers ne cesse d'augmenter. Ils ont souvent une vingtaine d'années. Pour Benjamin Denis, directeur du marketing de l'Académie Esports de Montréal, la communauté augmente en partie grâce à l'accessibilité de la diffusion en continu. «Avoir un stream de qualité est beaucoup plus facile qu'avant, indique-t-il. L'équipement coûte moins cher et il est plus spécialisé à la situation des streamers.» Il ajoute que «les services de streaming rendent le processus extrêmement simple comparé à il y a seulement deux ans».

D'après Benjamin Denis, un bon streamer est capable de faire vivre des émotions fortes et doit donner l'impression d'être très accessible. 

«Le viewer doit se sentir comme s'il chillait à côté du streamer dans son salon.»

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse

Stephanie Harvey

Pendant un direct, il n'est pas rare que les streamers fassent l'objet de critiques de la part de spectateurs. Parfois constructives, souvent gratuites. «Il faut avoir une carapace», note Mathieu Perreault, chargé de cours en création et nouveaux médias de l'Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT), et passer outre ces commentaires désobligeants.

Sources de revenus

Ceux qui veulent percer font preuve d'abnégation. «Les quatre premières années, j'ai consacré tout mon temps au streaming et à ma chaîne YouTube, raconte Nabil Lahrech. La présence en permanence était importante, j'avais peur de perdre ce que j'avais. J'ai loupé des soirées, des sorties entre potes...» Depuis, ses efforts ont payé. Littéralement. Il perçoit des revenus issus de Twitch, qu'il cumule avec ses revenus de sa chaîne YouTube. Sur Twitch, les streamers ont plusieurs sources de revenu. Les spectateurs peuvent leur faire des dons d'argent ou s'abonner à leur chaîne, moyennant 5 $. Les streamers touchent aussi un pourcentage résultant des publicités diffusées sur leur chaîne. Enfin, ils peuvent générer des revenus en nouant des partenariats avec des marques.

Il ne faut pas idéaliser la profession pour autant. «Cette image de "je peux vivre de mon hobby" semble être une belle promesse, mais dans les faits, c'est beaucoup de travail, on fait face à la pression des pairs qui jugent, remarque Simon Dor, professeur en études vidéoludiques à l'UQAT à Montréal. Les gens ne réalisent pas que streamer demande beaucoup de concentration, d'efforts. Au-delà du direct, il faut sans cesse cultiver son image personnelle en ligne et être actif sur les réseaux sociaux.»

Malgré les efforts et le talent des streamers, la réussite n'est jamais garantie. Nabil Lahrech confirme: au-delà du travail, il dit avoir bénéficié d'«un gros facteur chance». «Ultimement, je ne sais pas pourquoi moi et pas un des milliers d'autres streamers qui s'y sont essayés. Une personne réussit pour 1000 ou 10 000 qui échouent...»

photo fournie par Nabil Lahrech

Nabil Lahrech