La marijuana en voie d'être légalisée au Canada. Les communes réinventées à San Francisco. Les couronnes de fleurs à Osheaga, les tuniques transparentes, les frigos communautaires dans Rosemont-La Petite-Patrie... Cinquante ans après Expo 67, serions-nous en plein renouveau hippie? Exploration d'une tendance à la fois profonde et superficielle.

Le retour de la commune

Quelque part au milieu des années 70, une époque dominée par les pantalons à pattes d'éléphant et les élégies délirantes d'Harmonium traversant un nuage de fumée aromatique, Pierre Elliott Trudeau s'était publiquement prononcé en faveur de la décriminalisation de la marijuana.

Quatre décennies plus tard, son fils Justin concrétise cette intention, avec un projet de loi qui rendra le pot légal à compter du 1er juillet 2018.

Certes, la désinvolture de la vague hippie des années 60 et 70 n'est pas comparable à l'instinct de survie créatif de l'ère des milléniaux. Atavisme, recherche de plans D ou effet de mode, plusieurs idées nées de ce mouvement de contre-culture refont néanmoins surface, comme autant d'invitations à renouer avec une authenticité perdue tout en trouvant des solutions de rechange au conformisme.

«Il n'y a pas de modes qui surgissent sans raison», explique Mariette Julien, professeure à l'École supérieure de mode de l'UQAM.

La sociologue enchaîne en mentionnant que dans notre monde très axé sur les apparences, il est normal que l'inconscient collectif se tourne vers une esthétique de la rébellion.

«Le mouvement hippie suggérait l'idée de vivre en communauté, du partage, de retrouver quelque chose de naturel. En même temps, c'est un mouvement qui a révolutionné les moeurs et créé un rapport ludique au corps qui est encore très présent aujourd'hui : on change de look, on a recours aux peintures corporelles éphémères, aux tatouages, on emprunte des références visuelles sans y associer la symbolique...»

Les communes de la nécessité

Retirés sur des terres des Laurentides ou de l'Estrie, les hippies d'autrefois ont réinventé la vie en famille éclatée et dépareillée, pratiquant le yoga, l'amour libre, le macramé, la vie hors des contraintes de la société...

Ils ont vieilli, se sont départis de leurs utopies et les années 80 en ont fait des yuppies. Mais 50 ans après Expo 67, le concept de la commune ne s'est pas complètement volatilisé, servant d'inspiration dans des villes où les logements sont inabordables. San Francisco, symbole de l'embourgeoisement extrême causé par le boom de l'industrie techno de Silicon Valley, revit étrangement des relents de l'ère hippies, 50 ans après avoir été au coeur du mythique «Summer of Love.»

La Red Victorian dans le quartier Haight-Ashbury, par exemple, est une commune nouveau genre qui héberge une vingtaine de résidants. Dans un clip YouTube qui fait la promotion de cette néo-commune, des résidants plus hipsters que hippies décrivent les discussions, les ateliers, le partage de talents et les repas familiaux qui font partie du quotidien du Red Victorian. Avec des frais de location mensuels qui oscillent entre 1900 $ et 2979 $ (et il faut ajouter environ 540 $ pour la nourriture et autres frais afférents), cette commune version 2017 n'est toutefois pas à la portée du budget d'un hippie frugal.

Après plusieurs années de vie en colocation dans des grands lofts de Brooklyn, l'entrepreneur Ryan Fix a décidé de mettre à contribution son expérience de la vie communale pour réinventer la vie à plusieurs. Pour Fix, qui prétend que l'avenir est à «l'accès et non la propriété», la vie à plusieurs est un concept urbain viable, mais à condition d'établir une liste de valeurs partagées, d'entretenir le respect des autres, de ne pas ouvrir la porte aux dogmes...

«San Francisco fait partie des villes les plus intéressantes à observer ces jours-ci. Notamment en raison des concepts de vie en commun qui découlent du coût très élevé des logements. C'est la même chose pour New York, Londres, Paris, Tokyo et Singapour, où le co-living est en croissance», indique Ryan Fix, consultant en matière d'habitation communale.

Plus porté sur le design que sur le peace and love, Ryan Fix estime que c'est l'architecture qui invite la connexion entre les personnes. «Construire une communauté accueillante est le fruit d'un processus profondément intentionnel. Ce n'est pas quelque chose qui arrive par accident», affirme le consultant, qui étudie les échecs des communes hippies pour imaginer des concepts d'habitations partagées viables pour notre époque.

L'illusion de la liberté

Dans leur apparence vestimentaire et esthétique, les hippies d'aujourd'hui s'inspirent des photos jaunies de leurs grands-parents peace and love. Mariette Julien y repère un mouvement de rébellion contre le monde marchand. Les porteuses de Pussy Hats, par exemple, tournent le dos à la somme des valeurs conservatrices incarnées par les talons hauts de Melania et Ivanka Trump. La sociologue rapporte aussi les projets de fin d'études de certaines de ses étudiantes, qui ont choisi de parler d'échanges de vêtements comme solution de rechange à la consommation.

«Opter pour la mode hippie passe par le recyclage, l'affirmation d'une conscience écologique et d'une ouverture sur le monde», ajoute Mariette Julien, qui inclut le courant des cheveux crépus naturels dans cette vague évocatrice des mouvements de contestation des années 60.

Le mélange tous azimuts de références empruntées aux cultures amérindienne, arabo-musulmane et indienne, les franges, les colliers, le style macramé, les broderies, le retour de tricot, le défi Maipoils, les ruelles vertes... Toutes ces ramifications de l'expression hippie, Mariette Julien les associe à un état d'esprit d'incertitude qui domine la jeunesse d'aujourd'hui.

«Les jeunes sont inquiets pour leur avenir et pour la planète, et cette conscience passe par la mode. Les gens sont aussi dans une quête d'authenticité à cause de la fiction, du monde virtuel et des relations éphémères. Même en décoration, on note un retour au bois, aux éléments qui font référence au passé.»

Le legs d'une génération lyrique

En 1994, année de sa parution, La génération lyrique - Essai sur la vie et l'oeuvre des premiers-nés du baby-boom a un peu secoué les esprits par son regard critique et sans complaisance sur une cohorte qui a ultimement redéfini l'entrée dans l'âge adulte par la voie de la jeunesse éternelle.

«Si elle procure l'ivresse, la vie de jeune ne va pas toutefois sans angoisse. Car il vient fatalement un moment où la jeunesse ne peut plus aller de soi et exige au contraire un effort, une tension de l'être pour surmonter ce qui menace de plus en plus chaque jour: la désagrégation du corps, la maladie, la mort prochaine», écrivait François Ricard dans son essai phare sur les boomers qui, en se faisant hippies, ont imaginé un monde fait de désirs assouvis et d'absence de contraintes.

Dans un café d'Outremont, il constate avec une certaine tristesse qu'il a vu juste en prédisant un certain cul-de-sac de cette philosophie hédoniste axée sur la quête de l'éternellement jeune.

«C'est une génération qui a changé la définition de la jeunesse, de l'enfance, de la vie adulte, du parenting, du travail... Elle a cru qu'elle pouvait changer le monde dans le sens de ses propres désirs...», pense François Ricard.

Faire éclater les valeurs

«C'était une époque d'abondance, où on avait le luxe de la contestation. Cette génération (qui est la mienne) est celle qui a bénéficié de la meilleure éducation, de la prospérité générale, de l'ouverture des sociétés occidentales. Mais il y a quelque chose de profondément égoïste dans le fait de défendre quelque chose dans son intérêt, en prétendant que c'est dans l'intérêt de tout le monde», énonce François Ricard.

De son avis, la présence de nombreuses têtes blanches dans la foulée des manifestations du printemps érable de 2012 aura été l'une des preuves les plus flagrantes de la survie de l'esprit de contestation hippie, malgré l'embourgeoisement de ceux qui le portent. «Cela était tout à fait nouveau dans une société: des gens de 65 ans qui avaient l'impression de revivre leur adolescence, mais sans les contraintes.»

Ayant fait éclater les valeurs, refusant toute forme de liens durables, la première génération hippie aura réussi à transmettre une vision éphémère des relations interpersonnelles, de l'avis de ce professeur de littérature spécialiste de Kundera et de Gabrielle Roy.

Toujours attaché aux idées qu'il a avancées dans La génération lyrique, François Ricard perçoit les legs de l'ère hippie que sont la légalisation de la marijuana, l'économie de partage et la déconstruction de la famille comme des réactions qui relèvent davantage de la nécessité et de la précarité que d'une liberté de choix.

«Les retraités de la génération lyrique, ce sont des vieux qui ont gardé leur coeur de jeune, par nostalgie et pour rester fidèles à des idéaux de jeunesse. Alors que pour moi, vieillir, c'est se défaire de ses idéaux de jeunesse, tout en admettant ses responsabilités et ses contraintes.»

Photo Ninon Pednault, La Presse

Tam-tams et peace and love

C'est un beau dimanche de mai. Au pied de la montagne, côté nord, on repère les élans tribaux des joueurs de djembé, de tambour, et tous les autres tripeux aux pieds nus qui communient chaque semaine à l'autel des tam-tams du mont Royal. Plus on s'approche du centre d'attraction, plus les effluves d'herbes enivrantes flottent au-dessus des pique-niqueurs.

Assise sur le gazon un peu en retrait du coeur des tam-tams, Gabrielle, 18 ans, observe avec le sourire le spectacle des batteurs à dreadlocks, des filles en jupe longue qui se déhanchent, des vieux de la vieille qui exultent au pied du monument à Sir George-Étienne Cartier...

C'est le baptême des tam-tams pour cette toute jeune amoureuse de musique et de slackline. Et elle est sous le charme.

«Je trouve ça magnifique, ça me fait penser à une scène La belle verte, un film utopique qui dépeint une société optimale, où les gens sont super heureux et vivent en harmonie», décrit Gabrielle, qui adhère à une certaine pensée de «hippie moderne».

«Certains de mes amis sont assez hippies. Mais pour nous, c'est quelque chose de différent des années 70. Nous avons une grande sensibilité à l'environnement, les gens de ma génération. Et nous sommes très attirés par le voyage. C'est sûr que pour certains, être hippie, ça veut dire ne pas se laver, ne pas travailler et dépendre de la société. Mais ça peut aussi signifier dégager de l'amour, faire attention à sa planète et répandre le bonheur», explique la jeune Sherbrookoise qui pratique l'ouverture d'esprit et se dirige (peut-être) vers des études en naturopathie.

Un peu plus loin, Matt, Amanda, Jessica, Zach, John et Rachel, tous des jeunes professionnels dans la vingtaine, profitent de la belle journée pour faire un pique-nique en bande, au son des tambours. «Plusieurs jeunes de notre âge se disent hippies ces jours-ci, dit Amanda. C'est une question de valeurs, un désir de liberté d'expression.»

Pour les «tam-tameux» du mont Royal qui, depuis la fin des années 70, soutiennent leur rituel rassembleur hebdomadaire, le «Summer of Love» se perpétue chaque année d'avril à octobre.

Photo Ninon Pednault, La Presse