Saviez-vous que se maquiller en drag est un art, que cela prend des heures et que la métamorphose est souvent spectaculaire, non seulement physiquement, mais aussi psychologiquement ? Dragformation, le projet d'un photographe australien sur l'univers drag, en témoigne.

La subversion au service de l'éducation

Vingt photos. Avant. Après. Des hommes (et deux femmes) tout ce qu'il y a de plus ordinaires, tout à coup extraordinaires. Le contraste est frappant. Provocateur. Peut-être même éclairant.

Aaron Walker, le photographe de Melbourne à qui l'on doit Dragformation, plus connu pour ses portraits d'artistes de cirque ou de danseurs en mouvement, se cherchait un projet plus « intimiste ». D'où l'idée, alors qu'il se trouvait un soir dans les coulisses d'un spectacle drag en Australie, d'illustrer la métamorphose qui s'opère entre l'artiste en civil (anodin et anonyme) et la drag sur scène, tout à coup extravertie et littéralement flamboyante.

« C'est vraiment le côté "coulisses" qui m'intéressait : de voir la préparation, la transformation, tout le temps que ça prend, parfois jusqu'à trois heures ! C'est vraiment fascinant ! »

- Aaron Walker, artiste photographe

Il ne le cache pas, oui, ses photos sont un peu retouchées. « Je fais un peu de ménage et de raffinage », nuance le photographe. Parce que ce qu'il faut comprendre, c'est que le maquillage est ici un maquillage de scène, lourd et épais, fait pour être vu de plusieurs mètres. Les artistes ne sont normalement jamais photographiés de si près. « Je trouvais qu'il aurait été injuste de les laisser prendre autant de temps à se maquiller, pour laisser ensuite les spectateurs voir les quelques défauts de leur maquillage. »

UNE MÉTAMORPHOSE LIBÉRATRICE

Premier constat : l'artiste drag ne fait pas qu'enfiler une perruque, mettre des boucles d'oreilles ou se poser des faux cils. « C'est plutôt un changement identitaire », poursuit-il. Si la drag est par définition extravagante, en coulisses, on a souvent plutôt affaire à quelqu'un de timide, réservé, introverti. « Il n'y a pas qu'un changement visuel, mais aussi de personnalité qui s'opère ! »

C'est d'ailleurs ce qui incarne vraiment l'artiste drag selon lui : cette « libération ».

« Ce doit être quelque chose de très libérateur que de se délivrer de toutes les contraintes de la société et d'être exactement qui vous avez envie d'être. »

- Aaron Walker, artiste photographe

Pétillante, bruyante, étincelante, colorée, « sky is the limit », comme on dit. Pourvu que ce soit festif (on est évidemment dans le domaine du divertissement). « Et il y a définitivement beaucoup de fun et de joie ici », confirme le photographe, visiblement satisfait de son expérience en coulisses.

UNE MÉTAMORPHOSE SUBVERSIVE

Au-delà de la libération (dans le plaisir, donc), Aaron Walker ajoute que l'univers drag offre aussi un spectacle subversif, et ce, à plusieurs égards. D'abord, dans sa forme, le spectacle drag illustre « toutes les contraintes qui existent par ailleurs dans la société », souligne le photographe.

Le mariage gai n'est toujours pas légalisé en Australie, rappelle Aaron Walker, « mais les drags sont très bonnes pour nous rappeler qu'il existe toutes sortes de façons de célébrer et d'entrer en relation les uns avec les autres. »

On est en effet bien loin de la binarité socialement admise (quoique de plus en plus contestée) : 

« Il y a des drag-queens, des drag-kings, des drag-artistes, sans genre défini, qui n'ont l'air ni masculin ni féminin, mais "autre", et c'est fascinant. Parce qu'on voit que rien n'est noir ni blanc, le genre n'est ni noir ni blanc, il y a toutes sortes de variantes. »

- Aaron Walker, artiste photographe

D'où l'aspect presque « pédagogique » de la chose, croit-il : « oui, on nous éduque ! »

Avec son travail, Aaron Walker espère qu'on en finira enfin avec l'image stéréotypée de la drag-queen, souvent figée dans les années 80 (d'un homme mal endimanché en femme), pour réaliser à quel point cet art est « sophistiqué », conclut-il. « J'aimerais que les gens prennent conscience de tout le talent que possèdent ces artistes. » Des artistes par ailleurs souvent « sous-évalués », déplore-t-il. Or cela peut prendre des années pour se construire une identité drag. « Laissez-vous donc surprendre et ne tenez surtout pas ces identités pour acquises ! »

Les photos d'Aaron Walker ont été exposées au festival Midsumma de Melbourne, dédié à la culture queer. Mais le projet se poursuit : il aimerait davantage de diversité, d'autres kings, pourquoi pas des trans et, surtout, d'autres personnalités de couleur. Un jour il pourrait peut-être en faire un livre...

VARIÉTÉ DES POSSIBLES

Yves Lafontaine est rédacteur en chef du magazine Fugues et fin observateur de la scène LGBT québécoise. Selon lui, un projet du genre de Dragformation est révélateur à plusieurs égards.

UN NOUVEL UNIVERSPremier constat : l'immense variété de personnages drags, un univers où tout est (presque) possible. « Pour eux, l'élément de la distribution binaire des genres, ce n'est pas important. » On note en effet que malgré la métamorphose, certains gardent leur barbe, d'autres se féminisent à l'extrême.

EXAGÉRATION EXTRÊME« On est moins dans la représentation et l'hommage à un personnage qu'on fait quelque chose d'exagéré, limite clownesque », poursuit l'observateur. Oubliez les personnifications de Marilyn Monroe ou de Madonna. Ici, les artistes s'en donnent à coeur joie pour créer le personnage de leur choix.

DE MOINS EN MOINS MARGINALLe succès de séries télévisées comme Ru Paul's Drag Race, ou encore de chanteurs drags comme Conchita Wurst (qui a remporté l'Eurovision l'an dernier), démontrent, selon Yves Lafontaine, que la culture drag est de plus en plus « mainstream ». « C'est le propre de la culture populaire, fait-il valoir, soit de s'inspirer des cultures plus marginales. »

UN SUJET DE CURIOSITÉARTV lance le mois prochain une série sur le sujet : Ils le jour, elles la nuit. Et c'est signe, toujours selon Yves Lafontaine, que le sujet n'intéresse plus seulement la communauté LGBT. « Il n'y a rien de découpé au couteau, il y a toujours des gens que la différence va choquer, croit-il. Mais là on voit qu'il y a un élément de curiosité [dans la population en général]. »

UN SUJET DIVERTISSANTÉvidemment, faut-il le rappeler, les drag-queens font ici du divertissement. Elles sont d'abord et avant tout très drôles. Si vous leur posez la question, les principaux intéressés ne vous diront d'ailleurs pas nécessairement qu'ils font une réflexion identitaire. Qu'on se le dise : ils font d'abord du « showbiz » !

DES DRAG-QUEENS D'ICI SE PRONONCENT

Trois drag-queens d'ici nous donnent leur avis sur l'intérêt de ces portraits.

Jean-François Guevremont, alias Rita Baga

« Déconstruire l'image type »

« Peut-être que ça déconstruit l'image type qu'on a de la drag. Parce qu'ici, les gens connaissent surtout Mado, qui est très colorée et très stéréotypée. Or, là on voit qu'il y en a pour tous les genres. [...] Au premier coup d'oeil, on voit qu'il n'y a pas qu'une forme de drag traditionnelle, mais plusieurs possibilités. Certaines sont plus artistiques, gardent leurs barbes ou pas, etc. »

« Il n'y a vraiment pas de modèle unique de drag. C'est l'occasion d'être créatif ! Il n'y a surtout pas de bonne ou de mauvaise façon de faire. »

« Je n'ai pas de mal à imaginer que quelqu'un d'âgé serait peut-être surpris par ces images peu conventionnelles. Il y en a une qui a du papier de construction dans le front [rires] ! Mais quant à moi, tout ce qui amène les gens à voir du nouveau et à s'ouvrir à la créativité, je trouve ça bien ! »

Michel Dorion

« Être drag, c'est un investissement ! »

« On voit ici qui est l'artiste, l'humain, derrière la drag-queen. Souvent, les gens ne vont voir que le personnage, mais là, on voit que derrière ce personnage, il y a un gars. »

« Et il y en a de tous les genres ! Il y a trois ans, les drag-queens étaient très efféminées, folles. Ce n'est vraiment plus ça. »

« Je pense que plus c'est visible, plus cela va ouvrir les yeux des gens : être drag, c'est un travail, quelque chose qui demande beaucoup d'énergie, d'investissement physique et d'argent ! Parce que c'est un job qui coûte cher ! [...] Cela coûte des centaines de dollars par mois juste en maquillage. »

Sébastien Potvin, alias Barbada

« C'est sur scène que ça se passe ! »

« La culture drag, ça se passe surtout sur scène. Pas en photo ! C'est un peu comme un personnage de cirque : si vous ne le voyez qu'en photo, maquillé, vous ne pourrez pas savoir s'il est voltigeur ou acrobate. Ici, c'est pareil ! »

« Ici, on ne voit surtout pas tout le travail nécessaire derrière toute cette transformation. On ne voit que le produit fini ! On ne voit pas le temps que cela a pris... »

« Pour voir qu'il s'agit vraiment d'un art, il faut voir le travail nécessaire, pas simplement la transformation, mais je dirais le numéro, la performance ! »