Cornichons au gingembre, soupe aux choux et cèpes, tartare de rennes: le menu du restaurant Poïékhali joue avec les ingrédients typiques de la cuisine russe pour revisiter la gastronomie locale, une tendance qui relève de la survie à Moscou, frappé par l'embargo alimentaire.

Pendant que les casseroles grésillent dans les cuisines de ce restaurant qui a ouvert en octobre dans le centre de la capitale russe, sa patronne Elena Tchékalova l'assure: le temps est venu pour les restaurateurs russes de «raconter leur propre histoire», après s'être ouverts aux cuisines italienne, française et japonaise ou s'être passionnés pour la diététique.

Autrement dit, d'«utiliser les produits qui poussent près de chez nous et qui nous sont familiers, en les cuisinant avec des techniques apprises ailleurs», explique cette journaliste et chroniqueuse culinaire, désormais restauratrice.

Apparue il y a déjà quelques années, la «nouvelle cuisine russe» remet au goût du jour une gastronomie souvent considérée comme peu noble et peu fine, qui fait la part belle aux pommes de terre, choux, viandes hachées ou en sauce et salades à la mayonnaise.

Elle vient d'être couronnée dans le prestigieux classement «50 Best» dont la 23e place est revenue à White Rabbit, du chef Vladimir Moukhine, emblématique selon les jurés d'une «nouvelle vague de chefs russes». Outre la vue panoramique sur Moscou --avec le ministère des Affaires étrangères au premier plan--, le classement relève son bortsch (soupe de betteraves) à la carpe ou sa «kacha» (populaire gruau de sarrasin) aux coeurs de canard.

La tendance, dans un contexte de patriotisme exacerbé et d'accès restreint aux produits importés, semble plus que jamais dans l'air du temps.

La Russie a banni l'été dernier la plupart des produits alimentaires des pays occidentaux, en réponse aux sanctions qu'ils lui ont imposées à cause de la crise ukrainienne. Elle a ainsi privé les restaurateurs russes de fromages et charcuterie français et italiens, mais aussi de fruits, légumes, viande et poisson importés en masse des pays concernés.

Fermetures

«Nous avons moins souffert que d'autres, car nous avons conçu notre projet de manière à travailler à 90% avec des produits russes», explique Mme Tchékalova. «Mais nous sommes affectés. L'économie n'est pas patriote et il est clair que quand il y a moins de produits sur le marché, ils sont plus chers».

Résultat: la nouvelle restauratrice a dû augmenter ses prix d'environ 10%. Elle a aussi renoncé à l'un des plats les plus populaires de son menu, un risotto aux Saint-Jacques, devenu trop cher à préparer, pour le remplacer par de l'orge aux gros bigorneaux.

Le secteur affronte en même temps une crise économique qui plombe le pouvoir d'achat et rend les clients regardants sur les prix.

Et du côté des restaurateurs, à cause de la chute du rouble, vaisselle et réfrigérateurs importés coûtent plus cher qu'auparavant, tout comme certains loyers fixés en dollars.

La Fédération des restaurateurs et hôteliers russes estime ainsi qu'un millier d'établissements ont dû fermer ces derniers mois à Moscou, quitte à rouvrir sous une forme plus adaptée au contexte: certains, chics, ont mué sous un autre nom avec un menu et un décor plus simples, des restaurants italiens se sont transformés en restaurants de cuisine locale...

«Le pic de la crise est passé», veut croire Igor Boukharov, le président de la Fédération. «Depuis, le rouble a rebondi et de nombreux restaurateurs ont revu leur menu, diminué leurs coûts, réduit le personnel ou rejoint des projets qui marchent mieux».

Plats familiers

«Les gens qui souffrent le plus sont ceux qui ont des menus composés avec des produits de qualité et chers: leur prix est devenu inabordable», explique de son côté Alexeï Zimine, rédacteur en chef du site de critiques gastronomiques Afisha-Eda et lui-même restaurateur.

«Au moins, ceux qui dès le début utilisaient des produits locaux n'ont pas dû changer de fournisseurs», relève-t-il.

Le chef étoilé français Pierre Gagnaire, qui a fermé en mars son restaurant à Moscou, a démenti tout lien avec l'embargo, mais a expliqué au Figaro vouloir «réfléchir à un nouveau concept qui corresponde plus aux désirs de la population moscovite».

En revanche, on ne compte plus les ouvertures d'établissements qui remettent au goût du jour des plats classiques de l'ex-URSS, de la Baltique à l'Asie centrale.

«Malgré ou grâce à la crise, les gens abandonnent enfin les concepts compliqués et veulent de nouvelles formes de simplicité», constate l'influent chef moscovite Uilliam Lamberti sur le site de Time Out.

Même le très chic hôtel National, aux pieds du Kremlin, a choisi ce thème pour son nouveau restaurant, Docteur Jivago, du nom du roman de Boris Pasternak. Le menu met en valeur des incontournables des tables russes, de la salade Olivier aux harengs en passant par les pelmenis (raviolis sibériens).

Même chose pour Spartak Bemov, directeur du nouveau Serioja, qui confirme: «les gens recherchent de plus en plus des lieux simples avec des plats familiers où les prix ne sont pas prohibitifs».  Son restaurant mise sur des classiques de l'époque soviétique, avec notamment au menu du «poulet à la Kiev» ou du «hareng en fourrure».

PHOTO VASILY MAXIMOV, AFP