Les Québécois boivent plus fréquemment que les Canadiens anglais et les Américains. Un lunch avec un verre de vin est beaucoup plus rare à Toronto qu'à Montréal. On parle beaucoup des effets néfastes DES drogues, mais qu'en est-il de l'alcool, qui est beaucoup plus répandu? Portrait d'une nation portée sur la bouteille alors qu'arrive le temps des Fêtes, fertile en excès.

L'an dernier, Louis a vendu son entreprise d'informatique à des investisseurs américains. Pour leur présenter le personnel, il a convié tout le monde à dîner dans un pub voisin. Les deux Américains ont été surpris quand le groupe a commandé une bière. «Ils n'en revenaient pas», dit Louis, dans la trentaine. «Boire le midi! Ils n'avaient jamais vu ça. Mais ça ne les a pas choqués. Ils ont compris que leurs futurs employés ne vivaient pas aux États-Unis. Et de toute façon, je trouve que les Américains n'ont pas de leçons à donner au sujet de l'alcool. Le soir, durant les repas d'affaires quand je voyage, ils prennent souvent du fort en apéritif. Moi je m'en tiens à la bière.»

 

Michel (nom fictif), qui travaille dans le domaine financier, confirme que Montréal se distingue en associant l'alcool aux lunchs de semaine. «Quand je vais à Toronto, personne ne boit le midi. En fait, ils font peu de lunchs d'affaires, par rapport à Montréal. Ils vont plutôt aller prendre un verre après le travail pour discuter business. Je vois aussi une différence à Montréal: les jeunes, disons début trentaine, ont beaucoup mois tendance à accompagner leur dîner d'un verre de vin que ceux qui ont plus d'expérience et plus de 45 ans.»

Les statistiques sont claires: plus de 80% des Québécois consomment de l'alcool de temps à autre, contre seulement les deux tiers des Canadiens. Chez les femmes, la différence est encore plus importante: une proportion deux fois plus grande de Québécoises boivent au moins une fois par mois, par rapport aux autres provinces. De là à penser que les dangers de la dive bouteille sont sous-évalués dans la Belle Province, il n'y a qu'un pas.

«D'une manière générale, je pense qu'on sous-estime gravement les effets négatifs de l'alcool», affirme Phil Cook, économiste et auteur du livre Paying the Tab: The Costs and Benefits of Alcohol Control. «On parle surtout des drogues, mais elles sont consommées par une minorité. Alors que beaucoup, beaucoup de gens boivent de l'alcool. Au-delà des effets négatifs sur la santé, l'alcool occasionne des problèmes et des coûts pour la société, en accidents, en violence, en jours de travail perdus, en difficultés relationnelles.»

Boire jeune?

La consommation d'alcool a connu une baisse au Québec durant les années 80, mais elle grimpe depuis plus d'une décennie. Cette hausse est essentiellement attribuable aux ménages aisés. En 2002, une étude de l'Université de Montréal a conclu que 95% des Québécois du premier quantile de richesse (les 20% les plus riches) boivent, contre seulement le tiers du dernier quantile. Les auteurs de l'étude ont attribué la hausse de la consommation aux campagnes de publicité de la SAQ.

«Plus il y a de gens qui boivent, plus il y a de gens qui vont boire trop, estime M. Cook.C'est comme l'âge légal de consommation d'alcool: plus il est bas, plus les coûts pour la société de l'ivresse publique sont importants.»

Sylvia Fairouk, sociologue à l'Université Concordia, n'est pas certaine qu'il faille augmenter l'âge légal. «Oui, les pays où l'âge légal est plus élevé ont moins de problèmes, dit-elle. Mais hausser la limite n'est pas une solution magique. Il y a des facteurs culturels importants en jeu. Actuellement au Québec, il semble y avoir un changement de culture: on boit davantage de vin, et plus seulement lors des occasions spéciales. Et des données semblent montrer qu'il y a moins de buveurs problématiques au Québec.»

À l'Université de Boston, la sociologue Lee Strunin a lancé depuis quelques années une vaste recherche visant à vérifier si les parents qui permettent à leurs enfants de boire de l'alcool socialement, aux repas, augmentent leur risque d'alcoolisme. «La crainte d'activer prématurément la croissance des régions du cerveau qui répondent à l'alcool est l'une des principales raisons militant en faveur de l'âge légal à 21 ans, dit Mme Strunin. Mes résultats préliminaires semblent montrer que les adolescents italiens qui boivent de l'alcool dès 14-15 ans aux repas ont une moins grande prévalence de consommation excessive, quand ils sont devenus jeunes adultes, que les jeunes Américains qui ne boivent jamais en famille avant 21 ans. Mais nous n'avons pas encore fait l'analyse de tous les facteurs confondants, alors la conclusion pourrait changer.»

Le Québec est-il «mouillé»?

En matière de consommation d'alcool, plusieurs chercheurs divisent les cultures entre «sèches» et «mouillées» (dry et wet). Les cultures sèches, comme les États-Unis ou la Scandinavie, boivent rarement mais beaucoup en une seule occasion. Les cultures mouillées, comme la France ou l'Italie, boivent plus régulièrement, le plus souvent pendant les repas, mais rarement à l'excès.

Le Québec est-il «sec» ou «mouillé»? Certainement pas «sec», selon Hubert Sacy, d'Éduc'Alcool, et Sylvia Kairouz, sociologue à l'Université Concordia.

«Le Québec a la plus forte concentration de buveurs au pays, dit M. Sacy. Mais il y a moins de problèmes. Tant en ce qui concerne la consommation excessive, cinq consommations en une seule occasion, et la consommation dangereuse, huit consommations en une seule occasion, les taux sont moins élevés qu'ailleurs au pays. C'est ça qu'il faut regarder.» Par contre, le taux d'alcoolisme est similaire dans toutes les provinces, ce qui montre qu'il s'agit d'une maladie, selon M. Sacy.

Sylvia Kairouz cite quant à elle les résultats d'un sondage réalisé en 2004 auprès des étudiants universitaires. Les Québécois sont deux fois plus susceptibles que les Ontariens d'être des buveurs légers occasionnels, mais deux fois mois susceptibles d'être des buveurs excessifs. Ces chiffres sont importants parce que les jeunes sont généralement responsables de la majorité des coûts de société liés à l'alcool - si on exclut les maladies chroniques et ne retenons que la violence et les accidents.

L'interprétation de Mme Kairouz laisse sceptique Phil Cook, un économiste de l'Université Duke qui a publié l'an dernier le livre Paying the Tab: The Costs and Benefits of Alcohol Control. «En général, les endroits où on a accès plus jeune à l'alcool, comme au Québec, ont plus de problèmes avec les jeunes buveurs», dit M. Cook joint en Caroline-du-Nord. «Je suis surpris par ces chiffres, mais je note que les étudiants québécois sont plus susceptibles de fumer la cigarette ou du cannabis. Peut-être qu'il y a d'autres problèmes sociaux liés à cela. Et d'une manière générale, les sondages sont peu fiables. Les gens ont tendance à exagérer ou à minimiser leurs comportements.»