La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes.

Elle va avoir 60 ans. Or le diagnostic vient de tomber, tout juste l’an dernier. Relecture d’une vie pleine de « camouflages », de conventions et autres mésinterprétations.

« Est-ce que c’est parce que je suis une femme, ou à cause de mon diagnostic, mais il a toujours été convenu, pour moi, que même si ça ne te tente pas, tu baises », déclare notre interlocutrice, en nous regardant droit dans les yeux, à peine attablée au parc Laurier. Ça s’appelle plonger dans le vif du sujet.

Petite et dynamique, avec ses grands yeux et ses petites lunettes rondes, Charlotte* revient sur sa vie sans se faire prier, malgré des souvenirs un peu échevelés, sautant du coq à l’âne, du tragique au comique, avec une transparence plutôt sympathique.

C’est l’an dernier, donc, que tout a déboulé : en écoutant une émission de radio, elle entend le témoignage d’une dame à peine plus âgée qu’elle, qui raconte avoir passé sa vie sans savoir. Elle y parle de « camouflage », d’imitations de comportements, et de sensibilité à la lumière. « Et là j’ai eu un flashback sur toute ma vie. […] Je ne savais pas que c’était ça. »

Un diagnostic plus tard, et « c’est clair », lui confirme-t-on. Charlotte est bel et bien « Asperger ».

Ado, j’étais très complexée, mais ça, c’est peut-être juste moi !

Charlotte*, fin cinquantaine

Elle a un premier amoureux à 15 ans (« mais on faisait juste se donner des becs ! »), un deuxième à 18 ans (« ça va un peu plus loin »), puis une première relation sexuelle à 20 ans. « Il est temps ! »

Parenthèse (il y en aura plusieurs pendant l’entretien) : au cégep, Charlotte se tient « vraiment beaucoup » avec une fille, se souvient-elle (« j’allais chez elle, on veillait »), elles se font même traiter de « lesbiennes » dans un cours, mais elle ne se doute pas un instant que cette dernière est intéressée. « Non ! éclate-t-elle de rire. Mais allume, Charlotte, elle a un kick sur toi ! […] Je me suis fait traiter de naïve toute ma vie ! […] Youhou ! »

Toujours est-il qu’à 20 ans donc, elle rencontre le père de son enfant à l’université. « Il me plaisait. Lui, il était très expérimenté. Je me dis : let’s go ! J’avais vraiment peur, mais ça s’est vraiment bien passé. Ç’a été extrêmement agréable. J’ai vraiment découvert le sexe hétérosexuel. » Pourquoi précise-t-elle « hétéro » ? On ne le saura pas trop.

Avec le temps, cependant, leurs affaires deviennent « monotones ». Il faut dire que monsieur la trompe. « Il me l’a dit dès qu’il m’a rencontrée : je ne serai jamais fidèle. Mais moi, j’étais très accrochée… »

Et elle ? L’a-t-elle trompé ? « Oui, pouffe-t-elle de nouveau. J’avais oublié ça ! J’ai essayé ça et c’était dégueu, ark ! Il était plus naïf que moi et je me demande si je n’étais pas sa première. Ça m’a un peu dégoûtée. » Elle enchaîne sans transition : « Ce n’est pas si important que ça, le sexe, pour moi, j’ai l’impression… »

Ils finissent par se séparer au bout de quelques années, et Charlotte vit alors sa « postadolescence », comme elle dit. « Là, je me suis mise à sortir. J’amenais pas mal tout le temps un gars à la maison. Pour l’acte. Pour fourrer. Je le faisais. Et eux, ils étaient à moitié soûls… »

Pourquoi ? Aucune idée. Avec le recul, je n’en ai aucune espèce d’idée. C’est bizarre, hein ? Je ne sentais aucune pression. Je le faisais. Moi qui ne veille jamais, je passais mes soirées à danser.

Charlotte*, fin cinquantaine

C’est à cette époque qu’elle rencontre son deuxième vrai chum, fin vingtaine, un homme gravement malade mentalement, dit-elle, qui a été un jour archiviolent (« j’ai pensé mourir… »), et qu’elle n’a malheureusement jamais vu venir. « J’ai été naïve, je me suis mise en danger ! »

Nouvelle parenthèse : « Mais, par ailleurs, le sexe avec lui était incroyable. Les meilleurs cunnilingus au monde, c’est lui. »

L’histoire finit mal, mais « finit par finir », précise-t-elle.

Et puis ? « Fuck it, les amoureux, se dit Charlotte, je me suis mise à me taper des hommes en relation. Des hommes mariés ! » Des hommes non seulement pris, mais en prime particulièrement intelligents. « Moi, ça passe beaucoup par ça. Je ne sais pas pourquoi. Mais c’est un nid de guêpes, cette affaire-là. Parce que ce n’est pas parce qu’un homme peut te parler de Heidegger qu’il est respectueux, doux et gentil ! »

Elle ne s’épanche pas sur la question, mais précise qu’elle est guérie : « Ce n’est plus nécessaire d’être une vedette intellectuelle. »

Parce qu’au fond, réalise-t-elle, elle ne cherche pas vraiment l’intimité, mais plutôt la « complicité ».

Énième parenthèse :

Pour vrai, la génitalité, c’est fou, l’accent qu’on met là-dessus !

Charlotte*, fin cinquantaine

Tout cela nous amène à il y a quelques années, au tournant de la cinquantaine. La ménopause aidant, Charlotte n’a plus vraiment d’« intérêt ». Et commence à se questionner sur cette « quête absolue de vouloir être avec quelqu’un ». Il faut dire qu’elle en entend de toutes les couleurs de ses proches : « Toi, avec tes particularités, pas un gars va vouloir de toi ! »

Mais Charlotte ne s’en formalise pas : elle aime le silence ; manger seule ; respecter un horaire. « C’est vrai, sourit-elle, j’ai mes rigidités ! »

Et puis tout dernièrement, armée de son diagnostic, elle a rencontré un homme sur un forum de rencontres amicales « entre Asperger ». Il est gentil. « Vraiment gentil », mais pas du tout de son goût. « Un ami, ce serait le fun ! », se dit-elle. Ils s’écrivent. De plus en plus. Au point où Charlotte ne saisit pas. À nouveau, ses amis interviennent : « Wake up and smell the coffee ! Comme pendant toute ma vie, je ne détecte pas quand un homme me cruise ! »

Elle prend ses distances et l’amitié finit là.

Et là, où en est-elle ? « Aucune idée. C’est peut-être Asperger, mais parfois je sens la solitude. La solitude existentielle, dit-elle. J’essaie de savoir : est-ce qu’il y a des gens comme moi ? […] C’est pour ça que les philosophes m’intéressent tant. Ils parlent de cette solitude existentielle. Pas de la dépendance affective, mais des fameuses grandes questions : qui suis-je ? On se retrouve seul, de la naissance à notre mort. Même si on est accompagné. C’est juste rassurant, quand quelqu’un te catche… », laisse-t-elle tomber.

Et a-t-elle le sentiment de jamais n’avoir été catchée ? ose-t-on. « Moi-même, je ne me catche pas ! Il ne faut pas trop en demander ! », répond-elle, dans un grand et inattendu éclat de rire, avant de nous quitter en coup de vent.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat.