Du star-système au monde sportif, les hommes s’affichant bisexuels sont si peu présents dans l’espace public que les rares cas de figure suscitent des réactions et font les grands titres. Même dans les écoles, les filles sont plus nombreuses à s’identifier ainsi. Où sont les hommes bisexuels ?

Adolescent, Frédéric Desormiers vous aurait dit qu’il était gai. Pas parce qu’il y croyait, tout au fond. Mais c’est ce qu’on avait décidé pour lui. Personnalité flamboyante et proche de sa féminité, impliqué dans les troupes de théâtre et d’impro : ses camarades de classe n’avaient pas besoin de plus d’information pour le « caser ».

« Pendant très longtemps, on disait que j’étais gai. À un moment donné, je me suis dit que si tout le monde le pensait, c’est que ça devait sûrement être vrai », confie le jeune homme de 24 ans. Mais quelque chose clochait. Frédéric Desormiers était aussi attiré par les femmes.

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Frédéric Desormiers

J’étais tellement mélangé. Et vu qu’on ne parle pas [de bisexualité masculine], je ne savais pas c’était quoi. Je ne savais pas que ça existait.

Frédéric Desormiers

C’est bien l’impression que donne la bisexualité masculine, invisible, dans la sphère publique.

Selon les plus récentes données de Statistique Canada, qui datent de 2018, 2,2 % des femmes se définissent comme bisexuelles, contre 1,1 % des Canadiens. En comparaison, on estime que 1,9 % des hommes s’identifient comme gais. Les bisexuels existent, donc. Mais où sont-ils ?

« Il y a peu de coming out bisexuels chez les hommes. C’est probablement parce que malgré les attirances, malgré les expériences, il y a des enjeux de masculinité », fait remarquer Martin Blais, titulaire de la Chaire sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

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Martin Blais, titulaire de la Chaire sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres à l’Université du Québec à Montréal

« Être un homme et ressentir des attirances pour un autre homme, c’est être homosexuel par association. Et l’homosexualité est incompatible avec une certaine version de la masculinité. »

Des carcans

Si la bisexualité du fiston de Superman a provoqué un tel tollé, fin octobre, c’est parce qu’elle bousculait l’idéal rigide de la masculinité, ajoute Martin Blais.

Ces carcans du genre ont été introduits à l’époque romaine, affirme Félix Dusseau, sociologue et candidat au doctorat à l’UQAM. Les Romains percevaient la sexualité de la même manière qu’ils pensaient le combat : en conquérant.

« Le citoyen romain, qui était aussi soldat, pénétrait avec son glaive les ennemis de Rome, de la même manière qu’il pouvait pénétrer [sexuellement] ce qu’il voulait. Femmes, hommes, esclaves. C’était son statut de citoyen romain viril. Mais il ne pouvait pas être pénétré, c’était extrêmement mal vu. »

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Félix Dusseau, sociologue et candidat au doctorat à l’UQAM

Deux millénaires plus tard, on conçoit toujours la sexualité en ces termes, remarque Félix Dusseau, aussi bénévole pour l’organisme de défense des droits sexuels Les 3 sex.

La bisexualité féminine « dérange » moins, puisqu’on la pense comme une « sexualité en surface », sans pénétration. À l’inverse, une relation entre deux hommes « implique » que l’un d’eux se fasse pénétrer.

Et une fois qu’on franchit la frontière entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, on tombe définitivement dans la seconde catégorie, renchérit Martin Blais. « On n’a plus accès à ce que cela veut dire d’être hétéro. Et pour un homme bisexuel qui est en relation avec une femme, qui a une famille, cette image est structurante dans sa vie. »

Des préjugés tenaces

Au cours de la dernière décennie, les homosexuels ont peu à peu gagné en représentation. Ils sont élus politiques, animateurs, sportifs, comédiens, chanteurs. Il s’écrit des livres et des films de leurs amours.

Pourtant, les modèles bisexuels masculins se comptent sur les doigts d’une main. (Au Québec, l’une des rares figures est Hubert Lenoir, qui a discrètement dévoilé sa bisexualité, en septembre dernier, dans les pages du magazine ELLE Québec. Le chanteur a décliné notre demande d’entrevue.)

Pourquoi une orientation est-elle mieux acceptée qu’une autre ? « Les personnes gaies bénéficient d’un certain capital de sympathie, puisqu’elles sont passées à travers une épreuve difficile, celle de s’affirmer », répond du tac au tac Martin Blais.

À l’inverse, les hommes bisexuels sont souvent perçus comme des homosexuels dans le placard qui n’ont pas le courage d’en sortir.

Cette injonction à la monosexualité – cette idée qu’il n’existe que l’hétérosexualité et l’homosexualité (et rien entre les deux) – encourage la biphobie et discrédite la réalité des personnes bisexuelles, qui se retrouvent assises entre deux chaises, souligne Félix Dusseau. On les traite de « lunatiques », « incapables de faire des choix », explique-t-il. On leur associe une sexualité dévergondée et un risque plus élevé d’infidélité. (À ce sujet, la communauté bisexuelle avait été particulièrement vilipendée dans les années 1980-1990, accusée d’avoir passé le VIH des personnes gaies aux hétérosexuels.)

« Le silence a comme effet pervers de perpétuer ces stéréotypes, rendant les hommes bisexuels invisibles et poussant les gens à douter de notre existence », avait indiqué l’an dernier François Arnaud, dans une publication sur Instagram. Le comédien montréalais avait révélé sa bisexualité dans un plaidoyer senti.

« Je ne suis pas confus ou désireux d’avoir l’air branché. Je ne suis pas déloyal. Pas honteux. Pas invisible », avait-il ajouté. Joint par La Presse, François Arnaud n’a pas voulu commenter sa publication, mais s’est dit très heureux que le sujet soit abordé.

Plus facile pour les femmes bisexuelles ?

Si on parle d’invisibilisation des hommes bisexuels, on pourrait dire l’inverse de leurs homologues féminines.

Directrice générale du GRIS-Montréal, un organisme qui œuvre à démystifier les orientations sexuelles et les identités de genre, Marie Houzeau remarque le phénomène dans les écoles : les filles sont plus nombreuses à s’identifier comme bisexuelles que les garçons.

Plusieurs études ont effectivement démontré que la fluidité sexuelle est généralement mieux acceptée chez les femmes, qui n’ont pas à répondre à un idéal de masculinité. Mais cette ouverture découlerait elle-même… de préjugés. « Il y a une influence de la culture de la pornographie et d’une manière plus générale de la séduction. La bisexualité colle très bien à l’image de la femme un peu frivole, objet de désir », remarque Mme Houzeau.

Avant d’accueillir un premier concurrent bisexuel, les téléréalités comme Occupation double et Too Hot to Handle auront vu passer leur lot de candidates bisexuelles (ou pansexuelles). Et ça ne serait pas le fruit du hasard, croit Félix Dusseau.

« La bisexualité féminine est très glamourisée et valorisée dans un certain sens, car elle renvoie à un certain fantasme, typiquement celui de deux femmes s’embrassant pour exciter l’homme, ou alors l’image du plan à trois », souligne-t-il.

Un vent de changement

Tous les experts interviewés l’ont souligné : pour favoriser l’exploration et l’acceptation, cela prend un vocabulaire, des modèles dans lesquels se projeter, se reconnaître.

Mais cela change. Et rapidement. Au point que la bisexualité est déjà en voie d’être dépassée par une nouvelle identité. Moins étanche, la pansexualité séduit de plus en plus les jeunes générations.

Plusieurs enquêtes récentes auxquelles a participé le professeur Martin Blais observent que l’écart entre l’usage des étiquettes bisexuelle et pansexuelle se réduisait, si bien qu’on pourrait s’attendre à ce que la seconde finisse par dépasser la première. « Il y a vraiment des transformations générationnelles. On est un peu trop collés dessus pour le voir, mais c’est clair que c’est en train de se passer. Il y a une ouverture et une sensibilité magnifiques dans cette nouvelle génération. »

Qu’est-ce que la bisexualité et la pansexualité ?

Selon l’organisme SOS Homophobie, la bisexualité est définie comme « une attirance émotionnelle, physique et/ou sexuelle aussi bien pour les femmes que pour les hommes ». Il définit également la pansexualité comme « une attirance émotionnelle, physique et/ou sexuelle envers des personnes indépendamment de leur genre ». Une personne pansexuelle peut ainsi ressentir une attirance pour un homme, une femme, une personne non binaire (qui ne se reconnaît ni au genre féminin ni au genre masculin), etc.