Arts et être vous propose chaque dimanche un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Cette semaine : Alisha*, 27 ans

Alisha* a 27 ans. Étudiante en génie, elle s’est mariée, a divorcé, puis s'est prostituée. Tout ça en deux ans à peine. Des hommes, elle en a vu facilement passer une centaine. Entretien avec une fille sans filtre, à la sexualité décomplexée, aujourd’hui un peu blasée.

Assise devant son bol de céréales, un petit lundi matin de décembre, elle nous raconte sa vie (virtuellement) comme si nous étions de grandes amies. À coup de « mon Dieu, il faut que je te compte ça » par-ci, de fous rires par-là, la jeune femme aux cheveux argent, par ailleurs fraîchement diplômée, se confie le plus naturellement du monde, entre deux ou trois bouchées, dans les plus menus détails (par moments décousus) de sa vie pour le moins mouvementée.

Par où commencer ? Née en Inde, elle est arrivée ici au début de l’adolescence avec sa famille. Sa sexualité n’a pas été particulièrement précoce : « Premier baiser à 17 ans, première relation sexuelle à 18. » Et ? « Je ne voulais pas faire de fellation, alors j’ai dit : ‟Baise-moi à la place !”, pouffe-t-elle, avec une légèreté qui ne la quittera pas de l’entretien. Ça n’a pas duré plus d’une minute, je pense. » Le tout dans un bois. Ou quelque chose comme ça.

J’étais une fille qui ne voulait pas [faire de fellation], qui n’aimait pas ça. Jusqu’à dernièrement…

Alisha, 27 ans

On l’avait deviné. Mais nous y viendrons.

L’année qui suit, après quelques « fréquentations », Alisha rencontre celui qui allait devenir son mari. « C’était mon rêve de petite fille, je voulais me marier à 25 ans. » Et c’est exactement ce qui s’est passé.

Ensemble, et avec les années, ils explorent : jouets, et surtout trip à trois (avec deux gars « à mes pieds », « vraiment plaisant ! », glisse-t-elle). De son côté, Alisha explore sa bisexualité, et finit par coucher avec sa meilleure amie, à quelques mois du mariage, une soirée qu’on devine bien arrosée. « C’était tellement sensuel ! », dit-elle en souriant. Une fois mariés (un « très beau mariage »), monsieur étant pilote, il est donc souvent absent, et Alisha s’occupe « autrement » : elle sort beaucoup, boit, danse, et plus encore. Elle a une aventure à nouveau avec une femme, puis couche avec un autre homme. « Je ne me sentais pas du tout coupable, assure-t-elle, de sa désarmante légèreté. Ça faisait longtemps que je voulais coucher avec un autre homme. »

Envie de vivre des « expériences »

Parlant de coucher ailleurs, une amie lui suggère d’offrir ses services à des Sugar Daddies (SD), par un site de rencontres consacré à la chose (« hommes fortunés cherchent jeunes filles qui ont besoin d’argent », résume-t-elle), question de se faire des sous au passage. « Mon mari était très fortuné, précise-t-elle, ce n’est pas ce qui manquait, l’argent, mais je voulais expérimenter. Je suis vraiment une fille qui aime l’aventure. »

On vous épargne les détails, mais toujours est-il que son mari a fini par tomber sur des échanges de sextos (avec de potentiels SD, des hommes « prêts à n’importe quoi » pour coucher avec elle). Il a essayé de la convaincre de rester avec lui, mais elle en a décidé autrement. Carrément : « Il est temps qu’on sépare nos chemins, lui a-t-elle dit, au bout d’un an de mariage à peine. J’ai envie de vivre des expériences. » Un divorce pour vivre des « expériences » ? « Tout ça pour vivre des expériences », confirme-t-elle en riant.

Monsieur a pleuré beaucoup, c’est évident. Mais elle, non. « À ce moment-là, mon cœur était comme une roche, se souvient-elle. Aujourd’hui, je me sens vraiment coupable de l’avoir blessé aussi profondément, mais pour vrai, j’ai un passé compliqué… » Un passé compliqué ? Quel passé compliqué ? « Mon père a essayé de me violer le jour de ma graduation, répond-elle doucement, sans crier gare. C’est pour ça que j’ai couché avec le gars dans la forêt. Fuck that, je me suis dit… » À travers la caméra, on croit voir ici ses yeux rougir. « Mon père, mon héros, qui m’a fait ça… »

Mais c’est passé. C’est correct. […] Ce n’est pas ce qu’une fille veut vivre, mais ç'a quand même fait de moi une personne très forte.

Alisha, 27 ans

Sans transition, Alisha poursuit son récit, sa séparation, vers 25 ans, puis son entrée dans la vie des SD. En tout, et par l'entremise de ce fameux site, elle rencontre une dizaine d’hommes (dont un qu’elle fréquente presque un an), d’ici ou d’ailleurs, des hommes souvent mariés, de 35 à 60 ans, qui lui payent ses « services » selon leurs « moyens » (lire : plusieurs centaines de dollars de l’heure), sans compter les restos, nuits à l’hôtel et autres gâteries. Au lit, elle garde de meilleurs souvenirs de certains que d’autres, disons. Et elle ne le cache pas : c’est moins pour le sexe que pour le « style de vie » qu’elle joue surtout ici à la Sugar Baby, comme on dit (un joli mot pour dire escorte, en somme, mais avec des hommes « plus vieux », résume-t-elle).

« Wow, c’est donc ben hot, se dit-elle. On dirait que je n’avais pas de morale dans ce temps-là. Mais sérieux, je regarde en arrière, et je n’ai pas de regrets. Ça fait partie de mon apprentissage. »

Parlant d’apprentissages, c’est aussi son tout premier SD qui lui conseille de visionner un tutoriel pour parfaire sa technique de fellation. Elle éclate de rire en se remémorant la scène : « Ayoye, fallait vraiment que je ne sois pas bonne ! Mais j’ai pris ça positif, il avait 48 ans, il pouvait m’en apprendre ! » Depuis, plus personne ne se plaint. Tout le contraire, assure-t-elle, pas peu fière.

Suit ensuite un bref passage de quelques mois dans un salon de « massages » (« personne ne m’a forcée, je voulais essayer », prend-elle la peine de préciser), duquel elle garde un souvenir mitigé. D’un côté, elle se souvient du « high » associé à la complicité entre les filles (« toutes des belles filles qui aiment le sexe »), de l’autre, elle constate sa fatigue, ses longues journées, en somme pas si payantes que ça, malgré tout ce qu’on croit. Juste assez pour payer ses dettes d’études.

Et puis est arrivée la pandémie, et en résumé, Alisha a tout arrêté. Tout ? « Je n’avais pas le choix, dit-elle. Je ne voulais pas risquer ma santé pour de l’argent. » Tout, se permet-on d’insister ? « Vendre mon corps pour de l’argent, c’est plus pour moi. »

Les mois qui ont suivi n’ont pas été faciles. On comprend qu’Alisha a fait une dépression, ou était-ce un épuisement professionnel (parce qu’elle fait aussi un stage en génie, l’avait-on dit ?) ? Elle a même été hospitalisée en psychiatrie. « Mais là, ça va bien, t’en fais pas ! », assure-t-elle.

Cela fait plus de deux heures qu’elle se confie. Pourquoi a-t-elle voulu se raconter ?, ose-t-on. « Parce que c’est tabou, la prostitution. Souvent, on se dit que les filles sont malheureuses. Mais ce n’est pas vrai. J’ai appris énormément, assure-t-elle. Ce n’est pas que pour l’argent. […] J’ai aussi eu beaucoup de fun ! »

N’empêche. Elle ne va pas si bien aujourd’hui. « On dirait que je ne suis plus capable d’avoir de relations amoureuses, confirme-t-elle. J’ai vu tellement d’hommes mariés. […] Je n’arrive plus à faire confiance aux hommes… » Morale ? « Si je me projette dans 10 ans, conclut-elle, je pense que je me vois avec une fille. […] Ouais, après tout ça, je me vois avec une fille… »

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat.