Le plus vieux plaisir du monde est-il appelé à disparaître ? À tout le moins dans sa forme sensuelle, animale, fusionnelle et physique, ancrée dans l’instant présent, telle qu’on la connaît aujourd’hui, et ce, depuis la nuit des temps ? À l’heure des jouets intelligents, des poupées sexuelles et de la pornographie en réalité virtuelle, la question se pose. Incursion dans un univers futuriste méconnu, à la fois inquiétant et prometteur, notamment (surprise !) pour les femmes.

Un avenir qui fait peur

Ça ne rate jamais. Pensez sexe du futur et vous risquez de voir illico apparaître dans votre tête des images futuristes de robots, à la Her ou Ex machina, deux films désormais cultes qui ont marqué l’imaginaire. Quand on sait qu’au Japon, de plus en plus d’hommes se considèrent comme « herbivores » (célibataires délaissant les relations amoureuses et charnelles), qu’en Europe, des bordels proposant des poupées en silicone à leurs clients ont ouvert leurs portes, que le mot le plus recherché sur Pornhub l’an dernier, après « lesbienne », est « hentai » (ces mangas à caractère pornographique), la réalité semble en effet de plus en plus se rapprocher de la fiction. Les humains de demain vont-ils préférer le sexe virtuel et les machines, plus dociles, malléables, et finalement soumises ? Les relations humaines sont-elles du coup en péril ? Certains croient que oui. C’est le cas du futurologue et spécialiste des nouvelles technologies Ian Pearson, selon lequel d’ici 2050, les relations entre humains et robots supplanteront celles entre simples humains. Entre l’amour que certains vouent à leur voiture ou à leur téléphone intelligent et l’amour d’une poupée (tout aussi intelligente), il n’y aurait ici qu’un (tout petit) pas.

Des risques réels

PHOTO FOURNIE PAR SIMON DUBÉ

Simon Dubé, doctorant, expert en robotique sexuelle, membre du Groupe de recherche en neurobiologie comportementale à l’Université Concordia

Perdrons-nous ainsi ce qu’il nous reste de notre humanité ? Si la technologie fait déjà bien partie de nos vies en général, et de notre sexualité en particulier (allo les sextos), la culture populaire a tendance à brosser un portrait toujours plus « apocalyptique » de l’avenir, nuance Simon Dubé, doctorant, expert en robotique sexuelle, membre du Groupe de recherche en neurobiologie comportementale à l’Université Concordia.

Un portrait qui manque cruellement de nuance, justement. S’il est encore impossible de savoir si les relations humaines sont effectivement à risque (« on manque de données et de recherche à ce niveau-là »), certains problèmes plus concrets associés à la technologie doivent être abordés, reconnaît-il. Il souligne ici la question de la représentation symbolique du corps de la femme (souvent instrumentalisé), l’impact du virtuel sur les relations (et le développement de comportements potentiellement négatifs), les enjeux de sécurité (en matière de protection des données), voire environnementaux (en raison de la matérialité de toutes ces technos). Mais les recherches sont embryonnaires : « On est ici encore dans l’anticipation et les hypothèses », dit-il.

Des intérêts tout aussi réels

Cela dit, la technologie ne se limite pas, en matière de sexualité, à la pornographie, encore moins aux comportements potentiellement déviants qui pourraient en découler. Loin de là. Y aviez-vous pensé ? Les outils développés en réalité virtuelle (notamment par le monde de la porno) peuvent aussi servir en santé, en éducation et en recherche. Les personnes aux prises avec des traumas, des dysfonctions érectiles ou tout simplement des troubles sociaux peuvent, grâce à la techno et au virtuel, avoir enfin accès à une certaine intimité. Voire être éventuellement traités. « D’un point de vue thérapeutique, la réalité virtuelle est de plus en plus utilisée pour traiter les anxiétés », signale le chercheur. En éducation, la réalité virtuelle est déjà exploitée pour enseigner les notions de respect et de consentement. « Il faut faire de la recherche dès maintenant, plaide Simon Dubé. Il ne faut pas avoir peur, mais se poser des questions, dépasser la panique morale et aborder ces questions de manière scientifique. Ça ne sert à rien d’avoir peur. »

Prévention

PHOTO MATHILDE RENAUD, FOURNIE PAR PATRICE RENAUD

Patrice Renaud, codirecteur du Laboratoire de cyberpsychologie et chercheur à l’Institut Philippe-Pinel

« On s’est toujours adapté aux changements technologiques, maintenant il faut voir à quel coût », renchérit Patrice Renaud, codirecteur du Laboratoire de cyberpsychologie et chercheur à l’Institut Philippe-Pinel.

Le psychologue clinicien travaille d’ailleurs avec la réalité virtuelle depuis des années. Depuis 2015, pédophiles et autres agresseurs sexuels sont évalués dans son labo : « On simule des situations de nature sexuelle en immersion virtuelle », résume l’homme, dont les travaux, reconnus mondialement, ont fait l’objet d’un reportage à CNN il y a deux ans (Mostly Human : I Love You BOT). En gros, « on évalue les réponses sexuelles et cérébrales », non pas pour traiter (encore), mais plutôt pour estimer « l’ampleur du problème ». Cette même technologie devrait (on l’espère) un jour servir à traiter diverses déviances. Le chercheur planche actuellement sur un projet en ce sens, en collaboration avec l’Université de Portsmouth, en Angleterre. À noter : contrairement à la croyance populaire, non, le virtuel ne sert pas d’« exutoire » aux délinquants sexuels. Au contraire. « L’utilisation [du virtuel] renforce les comportements déviants », dit-il. Par contre, le virtuel pourrait potentiellement servir à renforcer les comportements sains. Une avenue prometteuse à suivre.

Et les femmes ?

PHOTO FOURNIE PAR BRYONY COLE

Bryony Cole, à qui l’on doit l’excellent balado Future of Sex

Mais ce n’est pas tout. La « sex tech », comme disent les adeptes, n’est pas que destinée aux hommes. Les femmes aussi peuvent ici tirer leur épingle du jeu (virtuel). Car même si l’industrie demeure largement masculine, de plus en plus de femmes développent des outils… pour les femmes. Bryony Cole, à qui l’on doit l’excellent balado Future of Sex, qui a interviewé tous les chercheurs du domaine (de Matt McMullen, créateur des fameuses poupées Real Dolls, à Erika Lust, réalisatrice de porno féministe), en sait quelque chose.

« La sex tech, ce n’est pas que des copines de remplacement [lire : en silicone], dit-elle. Dès qu’on creuse un peu, on réalise qu’il y a toutes sortes d’applications qui peuvent améliorer nos vies. » Deux méritent mention. La première : OMGyes (oh mon Dieu oui !), un site né en 2016, qui répertorie (vidéos explicatives à l’appui) 12 techniques pour atteindre l’orgasme, né d’une enquête réalisée auprès de 2000 femmes de 18 à 90 ans. Une première, faut-il le signaler. La seconde : le projet Callisto, un outil développé sur les campus universitaires, pour faciliter la dénonciation d’agressions sexuelles, et surtout l’identification des agresseurs. « La sex tech, ce n’est pas que les robots ! », martèle-t-elle. Qu’on se le dise : c’est aussi de l’éducation, de la prévention et, bien évidemment, du plaisir. Parlez-en aux créateurs (créatrices ?) de vibrateurs connectés à des ouvrages de littérature érotique (en version numérique)…

Un choix

Tous les experts interrogés s’entendent : la sexualité de demain dépendra de ce que chacun, individuellement, décidera d’en faire. Sexe réel ou virtuel ? « Il faut s’interroger dès maintenant et évaluer ce qu’on fait déjà de cette technologie, conclut Bryony Cole. Il faut se poser la question : qu’est-ce que je veux en matière de relation ? » Le chercheur et psychologue Patrice Renaud, loin d’être alarmiste, maintient que la technologie va non pas remplacer la sexualité, mais plutôt la « modifier ». À nouveau, tout est ici question de choix. « Mais oui, ça peut être intéressant de manière ludique, tout est dans la façon de doser. » Chose certaine, la question va (et doit) provoquer de plus en plus de discussions, dans les familles et au sein des couples, renchérit l’expert en robotique sexuelle Simon Dubé. On peut penser que les notions entourant la fidélité, notamment, devront être renégociées, à tout le moins adaptées. Quoi qu’il en soit, parlons-en, comme le conclut très justement Bryony Cole dans son fameux balado : « Parlons-en. Sans bullshit. C’est ça, le futur du sexe. »