Tout commence en 2014. Judith Duportail, 28 ans, télécharge Tinder. Rien d'original: c'est l'application de rencontres la plus populaire du monde, avec 4,3 millions d'abonnés à la fin de 2018. Quand elle découvre que Tinder note ses utilisateurs selon leur degré de désirabilité, la journaliste française part à la recherche de sa propre cote. Elle raconte cette quête dans L'amour sous algorithme, qui paraîtra le 30 avril aux éditions Goutte d'or. La Presse a joint Judith Duportail à Paris.

Q: Tinder attribue une note secrète de désirabilité à ses utilisateurs. Vous l'apprenez en lisant un article de Fast Company et vous voulez aussitôt trouver la vôtre. Pourquoi?

R: Ça me révolte. En tant que femme, en tant que personne d'abord, aussi en tant que journaliste. Dans ma tête, ça fait écho immédiatement à un sentiment diffus et permanent que j'ai déjà : d'être constamment évaluée sur mon apparence et mon corps. Ça fait écho à des milliards de mauvais souvenirs. Même des souvenirs très précis d'adolescence, qu'on a toutes. Un mec de ma classe avait noté toutes les filles. Moi, j'avais eu 5 sur 10, parce que j'étais «sympa mais un peu trop grosse». On est réellement évalués en permanence sur notre apparence. Je me suis dit: maintenant, c'est mon téléphone qui est en train de faire ça, ce n'est même plus des petits cons qu'on a le malheur de croiser. J'ai eu besoin d'en savoir plus. D'être réduite à ça une fois de plus, ça m'écoeure.

Q: Vous décrivez l'existence d'un classement Elo, relevant d'une branche spécifique des mathématiques - la théorie des jeux -, qui étudie et tente de modéliser les choix des individus en interaction. Au départ, c'était un système d'évaluation des joueurs d'échecs.

R: Le «Elo Score», c'est une cote que vous avez, qui évolue. Aux échecs, quand vous jouez contre un excellent joueur et que vous gagnez contre lui, vous gagnez des points. Si vous perdez contre un joueur médiocre, vous perdez plein de points. Sur Tinder, c'est pareil. Si vous «matchez» avec un super beau gosse, vous gagnez des points. Si, par contre, quelqu'un de moins gâté par la nature vous rejette, vous perdez des points. Ça, personne ne le sait.

Q: Vous avez réclamé vos données au service juridique de Tinder et obtenu un document de plus de 800 pages, avec votre date de naissance, vos études, vos emplois, vos photos Instagram, les pages Facebook que vous avez aimées et l'ensemble des conversations que vous avez eues sur l'appli. Vous vous attendiez à ça?

R: Non, je ne m'attendais pas à recevoir autant d'informations. Quand j'ai reçu ces 800 pages, j'en ai appris plus sur moi-même que sur Tinder. Je me suis rendu compte de tout ce que je révélais sur moi à cette entreprise. Et à quel point c'était facile de lire en moi, de connaître mes secrets, à partir de mes données, de mes conversations et de mes fréquences de connexion. Je lis ces 800 pages et j'ai l'impression de lire la vie de quelqu'un d'autre. Ça me fait comme un reality check. Je me rends compte qu'il y a le comportement qu'on croit avoir sur l'internet et le comportement qu'on a vraiment. J'en ai parlé avec un sociologue [Eric Klinenberg, de l'Université de New York]. Je lui ai dit: «J'ai le sentiment de ne pas me comporter si bien que ça sur Tinder.» Il m'a répondu: «C'est un grand classique. Ces réseaux deviennent de plus en plus des exutoires pour les folies ou les frustrations, les zones d'ombre des gens. Après, on repose son téléphone et on poursuit sa vie.»

Q: Vous vous êtes retrouvée accro à Tinder un peu malgré vous, parce que c'est ce que Tinder veut. Vous mentionnez qu'en design, le fait de construire un outil qui pousse les individus à adopter certains comportements pour ensuite en rendre responsables ces mêmes individus porte un nom: un dark pattern, un circuit noir.

R: Oui. Tout est fait pour nous rendre accros. Il y a des gens sur qui ça ne prendra pas, parce qu'ils ont peut-être moins ce besoin de validation, de regard d'un autre, d'être rassurés. Pour les personnes qui, comme moi, sont un peu fragiles sur ce plan-là, ce design marche très vite et très fort.

Q: Vous citez l'anthropologue Natasha Dow Schüll, qui soulève qu'un des mécanismes psychologiques les plus puissants de la dépendance est celui de la récompense aléatoire et variable, utilisée dans les machines à sous. Sur Tinder, vous vous êtes sentie comme si vous défiliez parmi d'autres filles, comme des bananes et des cerises?

R: Oui, bien sûr. C'est une des expériences un peu violentes de l'application. Vous avez plein de profils de mecs qui défilent. Vous savez très bien que c'est pareil de l'autre côté. Vous êtes donc en concurrence avec énormément de femmes. Toutes les autres filles, tous les autres profils, on peut les imaginer toutes plus belles les unes que les autres, sans aucun des défauts que vous vous reprochez. Ça peut monter à la tête.

Q: Le chiffre d'affaires de Tinder était de 805 millions US, en 2018. C'est la deuxième application du monde pour la rentabilité, selon son propriétaire, Match Group. Ces revenus viennent notamment des utilisateurs qui paient pour avantager leur profil, donc pour déjouer leur triste sort?

R: Oui. On peut se demander s'ils n'ont pas construit un crime parfait. Si vous êtes coincé dans une cave, à cause de votre faible niveau de désirabilité, vous avez le droit de payer pour en sortir.

Q: Vous avez consulté un brevet de Tinder grâce à Jessica Pidoux, doctorante en humanités digitales à l'École polytechnique fédérale de Lausanne. Un des constats choquants, c'est de voir qu'un homme riche peut être jumelé avec une femme plus jeune que lui, mais pas le contraire. Est-ce qu'il y a des autorités qui vérifient que les algorithmes offrent un traitement égal à tous?

R: Non, il n'y en a pas. Justement, pour moi, ça pose de grandes questions.

Q: Qu'est-il important de comprendre?

R: Comprendre qu'on est en train, collectivement, de confier à ces applications de plus en plus de pouvoir sur nos vies. Ce sont des acteurs économiques, dont les intérêts sont différents des nôtres. Eux, leur intérêt, c'est qu'on revienne sur la plateforme, et qu'on revienne, et qu'on revienne. Qu'on donne le plus d'informations possible et après, qu'on paie. Il faut garder ça en tête, quand on est sur ces applis. Ils n'ont pas nos intérêts à coeur. Il faut savoir que Tinder, c'est bien plus qu'une application de rencontres. C'est un phénomène de société. Du coup, leur algorithme a des conséquences sur comment se rencontrent des centaines de milliers de personnes. Davantage de transparence, ça serait loin, loin d'être du luxe.

L'amour sous algorithme. Judith Duportail. Éditions Goutte d'or.

Tinder, c'est quoi?

Tinder (allume-feu, en français) est une application de rencontres lancée en 2012. Son principe est simple : on se fait proposer le profil d'un abonné. Du doigt, on fait glisser le profil vers la droite pour l'«aimer», ou vers la gauche pour passer au suivant. Si la personne «aimée» nous «aime» en retour, c'est un «match». Il est alors possible de discuter en ligne - puis de se rencontrer dans le monde réel.

Tinder dit réaliser plus de 26 millions de matchs par jour, dans le monde entier. L'appli est gratuite, mais deux versions payantes (Tinder Plus et Tinder Gold) offrent divers avantages et surclassements.

Réaction de Tinder

Tinder n'a «pas de commentaire officiel» sur le livre L'amour sous algorithme, a indiqué Evan Bonnstetter, directeur principal des communications de l'application. Il a dirigé La Presse vers le blogue de Tinder, où des précisions sur sa méthode ont récemment été données.

«Nous ne pouvons bien sûr pas dévoiler toute notre recette secrète, mais nous pensions qu'il était temps de vous parler de certains de ses ingrédients», a indiqué Tinder le 15 mars. «Tinder vous présente des Matchs en se basant sur vos activités récentes, vos préférences et votre localisation, et ce, dans 190 pays», explique l'appli. «Peu importe si vous êtes blanc, noir, bleu ou vert (et ces informations ne sont stockées nulle part)», assure Tinder.

Quant au classement Elo, il ne serait plus utilisé. «C'est une mesure dépassée et notre technologie de pointe ne se base plus dessus», dit Tinder.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS GOUTTE D'OR

L'amour sous algorithme, de Judith Duportail