Il y a près de 40 ans, une voix rauque, à l’impayable accent allemand, débarquait à la radio américaine. Et lançait, par ses propos crus et décomplexés, une véritable petite révolution sexuelle dans les chaumières. Afin de marquer l’arrivée en salle d’un documentaire sur l’improbable et fascinant destin de Dr. Ruth, entretien avec une pionnière qui aura 91 ans le mois prochain. Et qui n’a rien perdu de son franc-parler.

Pas facile d’obtenir une entrevue avec Ruth Westheimer, alias Dr. Ruth (prononcé Doctor). Malgré ses 90 ans bien sonnés, la sexologue la plus populaire des États-Unis a un horaire de ministre. « Je vous attendais », répond-elle vivement au bout du fil, après un coup de sonnerie à peine. Entre des conférences, des cours à l’université, quantité de livres publiés et à paraître et des apparitions répétées à la radio, à la télé ou dans les journaux (elle signe toujours une chronique dans le Time), celle qui a fait rougir David Letterman ou Jerry Seinfeld en prononçant les mots vagin ou pénis sur leurs plateaux, ou en parlant d’orgasme au féminin — à une époque où l’on pensait tous à ça, mais où l’on n’en parlait pas, ou peu (ou mal !) —, n’a pas l’intention de se reposer.

Elle répond sans détour à nos questions. Et on devine, à son débit expéditif, qu’elle a l’habitude d’enfiler les entrevues. Ça n’est pas un hasard si le documentaire Ask Dr. Ruth (de Ryan White), en salle depuis hier, débute sur des images d’elle en train de répondre au téléphone – pardon, à deux téléphones en même temps –, tout en confirmant en riant que « la retraite, ça n’est pas pour [elle] ! ». Et ce, au grand dam de son fidèle « ministre des Communications » qui, lui, aimerait bien se reposer enfin, gérant son horaire, tenez-vous bien, depuis plus de 30 ans !

Un parcours de vie fascinant

Le parcours de cette rescapée (qui préfère le mot « orpheline ») de l’Holocauste est à la fois insensé et captivant : née à Francfort, elle grandit dans un orphelinat en Suisse pour échapper au nazisme ; du haut de son mètre quarante, elle devient tireuse  d’élite en Israël (sans jamais tirer sur personne), étudiante à la Sorbonne, avant d’émigrer à New York. C’est là que, flanquée de deux enfants de pères différents, elle se trouve un petit boulot dans un centre de planification des naissances. Bombardée de questions sur l’éjaculation précoce ou l’art d’atteindre l’orgasme (« Quel est le problème avec ces gens ? Ils ne parlent que de sexe ! », se demande-t-elle à l’époque !), elle réalise qu’elle est loin de tout savoir. Et qu’elle doit creuser le sujet. Pas à peu près.

Un doctorat en sexologie plus tard, elle accepte — bénévolement ! – d’animer une tribune téléphonique à la radio, à minuit tapant, Sexually Speaking, pour répondre aux questions des auditeurs. On croit qu’ils seront timides et peu nombreux. D’où la case horaire peu avantageuse. Erreur. Monumentale erreur : c’est au contraire là que son impayable voix, son ton franc, direct et ses propos crus et sans tabou feront l’histoire. Et attireront un déluge de curieux. La preuve : ses cotes d’écoute dépasseront celles des émissions archi vendeuses du matin, à l’heure de pointe !

En pleine crise du sida, Dr. Ruth clame avec légèreté mais fermeté que « la normalité n’existe pas », se porte à la défense des gais, du droit à l’avortement, explique aux hommes d’arrêter de s’en faire avec la taille de leur engin, et aux femmes comment jouir, enfin. Sans détour, avec le sourire et, surtout, les mots justes.

« J’ai eu de la chance ! »

Celle qu’un auditeur a déjà tenté de faire arrêter pour « discours explicite » dans les années 80, et qui se fait aujourd’hui photographier aux côtés de Barack Obama ou Hillary Clinton (tout en répétant que « quelqu’un qui parle autant de sexe doit se tenir loin de la politique ! »), croit, avec le recul, qu’elle doit tout son succès à la « chance ». La chance ? « Oui, la chance, répond-elle franchement. J’avais besoin d’un boulot, alors je me suis lancée dans la santé publique… »

Et que dire de son indéfectible « joie de vivre »…

Son ton décomplexé lui viendrait d’ailleurs de son héritage juif (« où le sexe n’est pas un péché »), de son cran (« je dis ce que je pense ») et de sa curiosité et de son intérêt jamais démenti pour la famille et les relations (ayant grandi orpheline).

Quant à son ouverture et à son parti pris pour les gais, elle croit qu’elle les doit également à son vécu. « J’ai toujours eu de la compassion pour les gens persécutés, à cause de mon expérience de l’Allemagne nazie », dit-elle.

Aujourd’hui, trois sujets la préoccupent : « voir des enfants séparés de leurs parents, l’avortement remis en question, et la chute du financement pour la planification des naissances », dénonce la sexologue, visiblement au fait de l’actualité, dont les propos, toujours aussi tranchés (c’est sa marque de commerce), continuent de choquer, notamment au sujet de la question du consentement (voir ci-contre). Étonnamment, malgré ses prises de position, depuis la toute première heure, en faveur de l’équité salariale et du droit des femmes à disposer de leur corps, Dr. Ruth refuse à ce jour l’étiquette de « féministe », parce qu’elle est trop « radicale » à son sens.

Si, avec les années, certaines questions lui sont moins souvent posées (« Mon message au sujet de l’éjaculation précoce semble être passé : ce n’est pas une question de psychologie, mais plutôt d’apprentissage »), d’autres demeurent. Notamment : l’art de pimenter sa vie sexuelle ou d’en finir avec l’ennui. « Il y a encore beaucoup de terrain à défricher ! », conclut d’ailleurs joyeusement notre infatigable thérapeute sexuelle.

Ask Dr. Ruth, film de Ryan White, est à l’affiche depuis hier au cinéma du Parc

Le gros bon sens de Dr. Ruth en cinq conseils 

1. Pour une vie sexuelle épanouie, donnez-vous du temps

2. Ne vous soûlez pas (pas plus d’un verre de vin)

3. Oubliez l’orgasme simultané

4. Communiquez vos besoins à votre partenaire

5. Faites ça avant de sortir souper

Dr. Ruth se prononce sur...

• La porno

« Si ça peut augmenter votre excitation sexuelle, si ça se passe derrière des portes closes (et loin des enfants), c’est parfaitement correct. »

• Le consentement

« Je vais répéter ce que je dis toujours. À mon avis, à mon humble avis vieux jeu [old fashioned], deux personnes (un homme, une femme, deux hommes, etc.) n’ont rien à faire nues dans un lit, si elles n’ont pas l’intention d’avoir de relation sexuelle. Un point, c’est tout. »

• Les milléniaux

On dit que c’est une génération peu active sexuellement : « Et c’est un non-sens ! C’est stupide ! Le sexe, c’est une activité gratuite, libératrice, agréable. Les jeunes devraient prendre le temps d’en profiter ! »