La Presse vous propose chaque semaine un témoignage qui vise à illustrer ce qui se passe réellement derrière la porte de la chambre à coucher, dans l’intimité, loin, bien loin des statistiques et des normes. Cette semaine : Alice*, début cinquantaine.

Alice* a été agressée à répétition. Dans sa petite enfance. Son enfance. Puis à l’adolescence. Elle a ensuite passé sa vie d’adulte à se chercher, incapable de se trouver, tellement ses émotions étaient gelées. Des années de thérapie plus tard, la voici assise devant nous, souriante, épanouie et mariée, par-dessus le marché. Rencontre avec une femme résiliente qui en a long et lourd à raconter.

La douce quinquagénaire aux cheveux gris et au regard clair nous a donné rendez-vous dans un centre communautaire de Montréal, où elle travaille. Non, cet entretien ne fait pas partie de son processus de thérapie, nuance-t-elle d’emblée. « Ça fait partie de mon processus de guérison. »

« Je voulais un témoin […] pour reconnaître que je suis forte en tabarouette… »

Tout a commencé autour de ses 5 ans, se souvient-elle : en pleine nuit, un inconnu s’est infiltré dans sa maison (« on ne barrait pas les portes à l’époque »), puis s’est glissé dans sa chambre. Elle a d’abord cru que c’était sa « maman » ou son « papa ». Mais l’inconnu s’est assis à ses côtés et s’est mis à la caresser. « À un moment donné, la personne a touché mes parties. Là, j’ai crié… »

Alice a crié si fort que l’inconnu s’est enfui. « Mais moi, j’ai couru après ! Et j’ai réveillé toute la maison. Et là, j’ai eu honte… » Elle a mis longtemps à en parler (« eurk », dit-elle à répétition), et quand elle s’est enfin confiée, sa mère ne l’a pas crue. Il a fallu qu’un psychologue confirme : « Une fille de 5 ans n’invente pas ces choses-là. » Puisqu’elle était incapable de décrire son agresseur, la famille n’a finalement pas porté plainte. « Et c’est resté lettre morte… »

Les mois passent. Alice est à l’époque une enfant fragile. Souvent malade. En plus de vivre dans une famille qu’elle qualifie de « dysfonctionnelle » (pensez père alcoolique, mère peu maternelle) ; « je pense que ça m’a rendue vulnérable… ». De fait, de nouveau, « un proche, quelqu’un qui avait accès à [elle] tout le temps », la touche de manière incorrecte. Les attouchements s’étirent cette fois sur des années. Tout à coup, son récit devient flou. Était-ce entre 6 et 9 ans ? « Je ne me rappelle pas. Je sais qu’il y a eu plusieurs épisodes… »

« Je ne me sentais pas en danger, mais je savais que ce n’était pas normal. Je me sentais souvent “eurk”. Il n’y a pas d’autre mot… »

Chaque fois qu’elle fait « eurk », son visage se crispe. Puis elle poursuit avec conviction. « Non, il n’y a pas eu de pénétration. Mais je savais que ce n’était pas clean… »

Précision : des années plus tard, Alice a appris que ce deuxième agresseur avait été lui-même agressé dans sa jeunesse. Ses yeux bleu ciel se remplissent ici d’eau. « Je ne lui en ai jamais voulu à lui… Mais j’en ai voulu à mes parents de ne pas m’avoir protégée… » On ose lui demander : et elle, a-t-elle aussi été tentée d’agresser un plus jeune à son tour ? Elle nous répond sans hésiter et en toute sincérité, les yeux toujours rougis de larmes : « Une fois. À 8 ans. Je me faisais garder par une femme avec son petit garçon. J’ai voulu voir son zizi et y toucher. S’il s’en souvient, je m’en excuse vraiment. J’avais l’impression de refaire ce qu’on m’avait fait… »

Alice se ressaisit puis poursuit. Sans trop savoir pourquoi, les attouchements cessent au bout de quelques années. Elle traverse ensuite une adolescence sans histoire. Elle a des chums. Elle s’amuse. Elle explore. Bref, elle vit des années « normales », résume-t-elle.

Puis, vers 16 ans, on la « matche » avec une connaissance, pour son bal des finissants. Le type ne l’intéresse pas vraiment. Mais qu’importe. Ils vont au bal. Ils se revoient. Une fois, deux fois. La troisième fois, le jeune l’invite chez lui. Ses parents ne sont pas là. « J’ai pensé qu’on pourrait en profiter », lui glisse-t-il. Elle ne veut pas. Mais elle gèle.

« J’essaye d’exprimer que ça ne me tente pas, mais il n’entend pas. J’aurais aimé le frapper. Ou crier. Mais j’étais saisie. J’avais peur de lui… »

Il enfile un condom et la pénètre. Elle se laisse faire, incapable de faire autrement. Il lui reprochera d’ailleurs ensuite d’être « plate au lit », se souvient-elle, encore ébahie…

Cette agression aura été celle de trop. « Après ça, ça n’a pas bien été, confirme Alice. C’était rendu le chaos. Comme si j’avais une vulnérabilité ancrée. Comme si j’avais été élevée pour être fragile. […] Comme s’il y en aurait tout le temps [des agressions]… »

Les années qui suivent sont difficiles pour Alice. Si elle finit par retomber amoureuse, elle est incapable de se laisser toucher. « Je capote, j’ai mal, j’ai des flash-back. » Si, à l’inverse, elle réussit à se laisser toucher, c’est seulement si elle n’est pas amoureuse. Elle se souvient d’ailleurs d’un amant « fabuleux ». Un type « attentif, réactif, créatif, qui sentait bon. Qui s’occupait d’[elle] ». Mais elle est incapable de l’aimer. Alors elle s’interroge. Peut-être est-elle lesbienne ? Elle tombe amoureuse d’une femme, mais de nouveau, au lit, c’est le blocage total. « Les flash-back sont tellement puissants que je finis par aller en thérapie… »

Fin vingtaine, elle se retrouve donc dans un centre pour victimes d’agressions sexuelles, pour comprendre enfin ce qui lui arrive.

« J’ai mal. Comme si j’étais craquée en dedans. »

Elle croit y passer une année. Le processus durera plus de 10 ans.

Pendant toutes ces années, elle reste célibataire. Elle se reconstruit, suit des cours de yoga, se lance dans le tricot, mais aussi dans les arts martiaux, pour apprendre à se défendre et ne plus avoir peur, jusqu’à ce que, au début de la quarantaine, elle se sente enfin prête. Suffisamment forte pour aimer et s’abandonner.

Après une première rencontre malheureuse (avec un type amateur de porno, « je suis horripilée »), elle croise à match.com celui qui deviendra son mari. Pourquoi lui ? Il est doux, il est gentil, et c’est son meilleur ami. « Il est bizarre, rougit-elle, mais je me sens parfaitement en sécurité avec lui. À 100 %. » Cela fait cinq ans qu’ils se sont mariés. Alice sourit. Elle rayonne enfin.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat.