Exercer l’orthophonie en temps de pandémie derrière un plexiglas et un couvre-visage ? Tout un défi. À la veille du mois de mai, mois de l’ouïe et de la communication, on donne la parole à des orthophonistes qui veulent valoriser leur métier avec l’initiative Entendez nos voix.

« J’avais perdu tout espoir que mon enfant parle », laisse tomber Nacera Batouche.

Il y a deux semaines, la mère a aperçu la lumière au bout du tunnel. Son petit garçon de 4 ans a prononcé son propre nom pour la première fois.

Grâce à qui ? Son orthophoniste.

« Pour moi, c’est un miracle », dit Mme Batouche.

Travailler en portant un couvre-visage ou encore faire du télétravail n’est déjà pas simple pour tout le monde. Alors imaginez quand on est orthophoniste ou audiologiste.

Outre son retard important de langage, le fils de Mme Batouche peut être agressif. « Il ne peut pas tenir derrière un plexiglas. »

Il peut courir dans tous les sens ou donner des coups. Même cracher. Le défi est de taille pour celle qui lui apprend à parler. Surtout avec toutes les mesures sanitaires. « C’est un travail qui demande beaucoup de patience. Je ne pourrais pas faire ça », confesse Mme Batouche.

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Quatre orthophonistes (dont Amélie Bleau, sur la photo) sont derrière le mouvement Entendez nos voix. L’imposition du couvre-visage et les mesures sanitaires ont compliqué le travail d’orthophoniste.

Un couvre-visage et une distance de deux mètres ? « Disons que nous avons des obstacles à la communication », ironise Amélie Bleau, qui a lancé avec Anne Moïse-Richard et d’autres orthophonistes le mouvement Entendez nos voix pour mieux faire connaître – et valoriser – leur profession auprès du public et des gouvernements.

Consultez la page d’Entendez nos voix

Entendez nos voix est né en novembre 2020, dans le cadre des renouvellements de conventions collectives du secteur public. Orthophonistes et audiologistes ont voulu que leurs droits soient entendus au même titre que ceux des infirmières et des enseignants, par exemple. « On parle peu de notre profession », dit Amélie Bleau. Or, il y a des enjeux importants, notamment sur le plan de l’équité salariale et du manque de ressources pour répondre à la forte demande.

On compte environ 3000 orthophonistes au Québec. À notre demande, Amélie Bleau, qui travaille dans un centre de réadaptation en déficience physique de Montréal, a organisé une rencontre sur Zoom avec quatre de ses collègues.

« On traite des troubles souvent invisibles, et j’ai l’impression que nous l’étions aussi dans la sphère publique. Il faut que notre travail soit mieux connu », expose d’emblée Marie-Ève Bourassa, qui travaille en milieu scolaire.

« L’un des grands enjeux est la surcharge de travail », renchérit Anne Moïse-Richard, spécialiste du bégaiement.

Il y a énormément de personnes sur les listes d’attente pour des troubles du langage pour lesquels une intervention précoce peut vraiment avoir de bons résultats.

Anne Moïse-Richard, spécialiste du bégaiement

Depuis le début de la pandémie, Anne Moïse-Richard ne fait pratiquement que de la « télé-pratique ». « Nous nous sommes réinventés des dizaines de fois », dit-elle.

Agir vite et tôt

« Des thérapies en télépratique, ce n’est pas simple. Surtout avec des enfants d’âge préscolaire avec des troubles de déficit d’attention », poursuit Geneviève Lauzier, qui exerce dans un centre de réadaptation pédiatrique.

Au début de la pandémie, il y a eu beaucoup de délestage en orthophonie dans le Grand Montréal. « Les services d’orthophonie ont été mis sur pause, car ils n’ont pas été jugés prioritaires, rappelle-t-elle. Beaucoup d’orthophonistes ont été déployés dans les CHSLD et les hôpitaux. »

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Stéphanie Leblanc, orthophoniste

Certains cas étaient bien entendu jugés essentiels. « Dans le cas d’une personne qui a eu une lésion cérébrale après un accident, il faut intervenir rapidement », explique Stéphanie Leblanc, aussi orthophoniste dans un centre de réadaptation pédiatrique.

Le temps presse néanmoins aussi pour un enfant ayant un trouble du spectre de l’autisme qui doit rentrer à l’école l’année suivante, souligne Marie-Ève Bourassa. Cette dernière est orthophoniste dans des écoles de l’Estrie. Quand elle a appris que le port du couvre-visage était obligatoire en tout temps en milieu scolaire, elle a eu des sueurs froides. « Ce sont beaucoup d’obstacles à mon travail. Heureusement, je peux enlever mon masque derrière un plexiglas au besoin pour bien me faire comprendre. »

Essayer de faire dire « ballon » avec ses mains, sans que la bouche montre les syllabes « ba » et « lon » ? « Bonne chance ! Parfois, ça me brise le cœur », dit Geneviève Lauzier.

Cette dernière voit un garçon qui a un problème important de langage, mais qui est aussi très agité. « Il ne tient pas derrière le plexiglas, donc, je ne peux pas peux enlever mon masque. Heureusement, je viens de recevoir des échantillons de masques avec fenêtre. »

Depuis le début de la pandémie, de nombreux orthophonistes ont plaidé pour le port du masque à fenêtre translucide avec les enfants. Notamment après que Rosalie Taillefer-Simard, fille de René Simard et de Josée Taillefer, qui souffre de surdité, s’est fait refuser l’accès à un commerce alors qu’elle en portait un. Bien entendu, le couvre-visage rend impossible la lecture labiale (sur les lèvres).

Large spectre d’intervention

Le spectre d’intervention des orthophonistes est large, souligne Amélie Bleau. Les personnes trans qui veulent adapter leur voix ont besoin de leur expertise, tout comme les résidants de CHSLD ayant des problèmes de déglutition. La récupération du langage est plus difficile à mesurer que le rétablissement moteur (marcher, par exemple), mais c’est tout aussi important, plaide-t-elle. « Cela touche la qualité de vie des gens et leur participation à la vie sociale. »

Amélie Piché Richard doit beaucoup à l’orthophoniste qui lui a redonné la parole il y a 20 ans à la suite d’une opération au cerveau pour des malformations artérioveineuses. « Il y avait un risque pour le langage, car c’était dans l’hémisphère gauche du cerveau, raconte-t-elle. Quand je me suis réveillée, j’étais aphasique. Je comprenais tout ce qui m’arrivait, mais je n’étais pas capable de m’exprimer ou de parler. »

« Quand j’y repense, je suis émotive. J’avais 16 ans et je faisais de l’improvisation, se remémore-t-elle. Du jour au lendemain, tu te réveilles et tu ne sais plus comment parler. »

L’orthophoniste qui l’a traitée a aussi joué auprès d’elle le rôle de psychologue, ajoute-t-elle. « Comme adolescente, j’avais de la colère et je ressentais de l’injustice. Au début, j’ai beaucoup déversé cela sur elle. »

Amélie Piché Richard est orthopédagogue dans une école. « Nous sommes trois à temps plein, mais l’orthophoniste ne vient que deux jours par semaine. C’est une profession à la pratique ciblée qui n’est pas assez reconnue », fait-elle valoir.

La pandémie fera sans doute encore davantage bondir la demande pour les services d’orthophonie. Des spécialistes sont inquiets quant aux effets du couvre-visage sur le développement du langage. « Les garderies sont pleines de futurs petits clients », dit Geneviève Lauzier.

Ses collègues et elle invitent le public à consulter la page Facebook d’Entendez nos voix. « Notre travail est de donner la parole. Mais il est temps de faire entendre nos voix », conclut Stéphanie Leblanc.