Si la pandémie se poursuit, et si les gouvernements ne mettent pas en place des mesures destinées spécifiquement aux adolescents, Boris Cyrulnik craint l’impact d’un confinement prolongé sur leur développement. Le célèbre neuropsychiatre, reconnu mondialement pour ses travaux sur la résilience, estime qu’on devrait donner un peu d’air aux jeunes. Entrevue.

 Nathalie Collard (N. C.) : Dans votre tout dernier livre qui paraîtra au Québec début mars1, vous vous intéressez à l’impact des différents milieux (le ventre de la mère, la société, l’environnement…) sur le développement des individus. Vous consacrez plusieurs pages aux adolescents et à leur souffrance. Comment l’expliquer ?

Boris Cyrulnik : L’adolescence est une période sensible de l’existence de tous les êtres humains parce que c’est l’âge où surgit le désir sexuel. Il faut quitter sa famille. C’est aussi à cet âge que surgit la fierté de devenir indépendant et, une fois de plus, il faut quitter sa famille. Or, dans notre aventure pandémique, les adolescents sont coincés avec leur famille, dans un milieu qu’ils ne peuvent pas quitter. Alors ils restent des petits. Ils deviennent malheureux, ils sont blessés, ils se sentent dépendants des parents. Et ils s’adaptent à l’immobilité du confinement devant les écrans. Les écrans les engourdissent, leur permettent de moins souffrir. Mais ils arrêtent tout le développement neurologique et psychologique.

N. C. : De quelle manière le développement est-il touché ?

B. C. : On a beaucoup parlé de l’impact négatif des écrans chez les enfants, mais ça reste très vrai chez les adolescents aussi, parce qu’à cet âge, il y a une période sensible sur le plan neurologique qui est un élagage synaptique. Le cerveau des garçons et des filles se circuite sous l’effet des pressions du milieu, que ce soit un milieu de travail, un milieu universitaire ou encore une bande de copains avec qui on fait la fête ou on pratique un sport. Le cerveau des adolescents s’adapte à ce milieu et, une fois élagué, il fonctionne à économie en mobilisant moins de neurones. Les adolescents isolés par la pandémie sont privés de ce processus de circuitage. Si le confinement ne dure pas trop longtemps, certains d’entre eux pourront le travailler, mais il faudra faire des efforts pour déclencher un processus de résilience.

PHOTO FRANCK PENNANT, LA PRESSE

French professor Boris Cyrulnik

 N. C. : Diriez-vous que ce sont les adolescents qui souffrent le plus des conséquences de la pandémie actuellement ?

B. C. : Au début, j’avais soumis l’hypothèse que les garçons décrocheraient de l’école plus vite que les filles. On sait qu’elles sont en avance de deux ans sur le plan neuropsychologique par rapport aux garçons, c’est ce qui explique en partie leurs meilleurs résultats scolaires. Leur développement est plus rapide [en France, on voit certaines petites filles qui ont leurs règles très tôt, à 8 ans], ce qui les rend plus anxieuses. À l’âge du bac [autour de 17, 18 ans], elles ont terminé leur fatigue de croissance et savent organiser la planification de leur journée. La puberté des garçons est plus difficile à évaluer, mais ce qui est bien évalué maintenant, c’est qu’à l’âge de 12 ans, ils accusent un retard neuropsychologique de deux ans. Quand ils passent leur bac, ils sont en pleine fatigue de croissance. Ce sont encore de grands enfants. L’école les rend plus malheureux et ils décrochent donc plus que les filles.

Or, ce n’est pas ce qui se passe durant cette pandémie. Les premières enquêtes qui arrivent en France et en Belgique montrent que, contrairement à ce qu’on avait prévu, les filles décrochent autant que les garçons. Et c’est un chiffre énorme : ce sont entre 30 et 40 % des adolescents qui dépriment, qui ne savent plus quoi faire, qui se mettent devant la télévision pour moins souffrir de l’engourdissement… et qui ratent la période sensible de l’élagage des synapses.

N. C. : Comment éviter cet engourdissement lorsqu’il y a confinement et couvre-feu ?

B. C. : J’ai proposé à nos ministres de la Famille et de l’Éducation de faire le moins de confinement possible pour les adolescents. Je ne m’inquiète pas pour les bébés, par exemple, car si leur mère est sécurisée, elle sera sécurisante pour le bébé, qui ne ressentira pas les effets néfastes de la pandémie. En revanche, les adolescents, eux, les ressentent terriblement. Plus le confinement va durer et plus les troubles neurologiques vont s’installer durablement. Donc il est nécessaire d’essayer de ne pas confiner les ados, ou de leur permettre de sortir. En évitant bien entendu les rassemblements, les fêtes et les partys.

N. C. : Les parents qui lisent ceci vont sûrement trouver vos propos angoissants. Est-ce qu’on pourra réparer les dégâts ?

B. C. : Oui, si on met en place des méthodes de rattrapage. En ce qui concerne le milieu scolaire, on a entre autres proposé de créer des « lieux tiers », c’est-à-dire des lieux espacés, en plein air ou dans de grands gymnases, où le virus circule peu. On multiplierait les postes d’enseignement en demandant à des étudiants plus vieux de travailler avec de jeunes étudiants. Il faudrait développer des petites cellules où un plus vieux superviserait de six à huit jeunes. On peut l’organiser sans risquer de transmettre le virus, et cela permettrait de reprendre une stimulation vivante et de déclencher un processus de résilience chez les jeunes. Car plus on attend, et plus la résilience sera difficile à déclencher. Plus nos ministres prendront ces décisions rapidement, plus tôt ils les appliqueront, et plus il y aura une bonne résilience.

N. C. : C’est inquiétant, ce que vous dites…

B. C. : Oui, c’est inquiétant. Nous sommes dans une situation de catastrophe.

1 Des âmes et des saisons – Psycho-écologie paraîtra aux éditions Odile Jacob en mars. Un compte rendu complet du livre paraîtra à sa sortie.