En se présentant en conférence de presse, mardi, avec un masque au visage, le premier ministre François Legault a fait exploser le carnet de commandes déjà très garni de la multitude d’entreprises québécoises qui se sont mises à la fabrication et à la distribution de masques artisanaux en cette période de pandémie.

En démarrant le 5 avril dernier sa petite entreprise de confection de masques artisanaux nommée Bien aller, jamais le trio composé des frères Mark et Jordan Owen et de Sean Tasse n’aurait pu prévoir le tsunami de commandes qui s’abattrait sur elle. « Ça a vraiment explosé ! On a vendu 75 000 masques en cinq semaines. On recevait 300 courriels par jour, des centaines, des milliers de commandes à traiter et exécuter chaque jour ! », raconte Jordan Owen.

La petite équipe a vite grandi pour s’adapter à la demande exponentielle. De trois, ils sont désormais une quinzaine à travailler pour l’entreprise. Sans compter deux équipes de production à Montréal et à Ottawa pour coudre les masques et les pochettes à masque que propose la société.

Savoir rebondir

En cette période de pandémie, tout est compliqué : trouver la main-d’œuvre — les couturières sont une denrée rare en temps normal, encore plus aujourd’hui —, mais aussi les matières premières que sont les tissus et les élastiques, qui sont à peu près toutes en pénurie au Canada au moment d’écrire ces lignes, selon plusieurs sources.

PHOTO FOURNIE PAR BIEN ALLER

Jordan Owen et Sean Tasse, deux des cofondateurs de Bien aller

« Au début, tous les ateliers de production étaient fermés. On a dû faire des appels, trouver des couturiers, des élastiques… Mais on n’a pas eu le choix : même si on voulait tout faire fabriquer à Montréal, on a dû se tourner vers la Corée du Sud pour nos masques avec filtres, car c’était impossible de remplir la demande », ajoute M. Owen, qui dit être capable de produire localement 3000 masques par semaine.

Julie Rochefort est la fondatrice de l’entreprise Message Factory, qui se spécialise en créations locales et écoresponsables. Au départ, elle a commencé à coudre des masques pour tenir son entreprise en vie et offrir un coup de main. Mais rapidement, la machine s’est emballée pour celle qui est habituée aux gros volumes, avec des clients comme Sail et La Cordée, et qui peut compter sur ses fournisseurs locaux pour s’approvisionner en matière première.

PHOTO FOURNIE PAR MESSAGE FACTORY 

Modèle de masque proposé par Message Factory

« Juste la semaine passée, j’étais rendue à un total de 25 000 masques commandés et là, ça a déjà augmenté à 35 000, sans doute un peu grâce à M. Legault et son masque ! Désormais, les masques, il faut considérer ça comme des sous-vêtements, il en faut plusieurs, et ça fera partie de notre garde-robe », lance celle qui a réussi à augmenter sa capacité de production à 2000 masques par jour.

PHOTO FOURNIE PAR MESSAGE FACTORY 

Julie Rochefort

Le monde a complètement changé en un mois et moi, je réinvente complètement mon entreprise.

Julie Rochefort, fondatrice de Message Factory

« C’est fou comme tout a changé », renchérit Anne-Marie Laflamme, designer et cofondatrice de la marque atelier b, une des premières à avoir proposé des masques artisanaux en tissu au Québec, dès la fin de mars. « Au départ, l’acceptabilité sociale des masques était controversée, et on voulait seulement les proposer en privé pour nos clients du domaine de la santé. Au début, on était excitées d’avoir vendu 70 masques… Puis, autour du 20 avril, des médias ont parlé de nous, et les commandes ont explosé. On a failli s’évanouir ! »

Après avoir cousu elles-mêmes 2000 masques à leur atelier, Mme Laflamme et sa partenaire d’affaires Catherine Métivier ont dû s’organiser. Elles ont trouvé trois sous-traitants et organisé « une vraie production » avec quatre personnes occupées aux envois postaux à temps plein.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Catherine Métivier et Anne-Marie Laflamme, d’atelier b

« Pendant ce temps, on a stoppé les ventes en ligne, le temps de s’organiser. Aujourd’hui, on se donne une limite de masques à vendre par jour qu’on sait qu’on peut fabriquer et envoyer dans un délai de 10 à 12 jours », explique celle qui dit avoir vendu tous ses masques du jour en 30 minutes après le point de presse où le premier ministre est arrivé en portant un masque.

Si on prenait toutes les commandes sans limites, on livrerait jusqu’en 2023 ! C’est vraiment intense, les gens sont anxieux, et on fait tout pour respecter les délais.

Anne-Marie Laflamme, d’atelier b

Délais importants, clients mécontents

M. Legault l’a dit en conférence de presse mercredi : impossible de rendre le masque obligatoire pour l’instant puisqu’il en faudrait « des dizaines de millions ». En effet, le Québec, qui a perdu une grande partie de sa production manufacturière et de sa main-d’œuvre spécialisée depuis des années, n’est pas équipé pour répondre à la demande.

Résultat : les entreprises débordées par les commandes n’ont pas toutes réussi à livrer leurs masques dans un délai raisonnable. Chez Bien aller, Jordan Owen avoue avoir eu à composer avec des clients mécontents lorsque l’entreprise a été submergée de commandes et qu’elle peinait à garder un rythme de production. La situation a été résorbée depuis, assure-t-il. « On a rattrapé notre retard. On sait quand on va avoir nos masques et quand on peut exécuter les commandes. On indique un délai que nous sommes capables de respecter sur notre site web », soit de deux à trois semaines.

Le nom de l’entreprise Bigarade et celui de sa fondatrice, Geneviève Lorange, ont aussi beaucoup circulé dans les médias. Résultat : depuis le lancement de ses masques, début avril, l’entreprise normalement spécialisée en literie a reçu pas moins de 100 000 commandes de masques, mais n’a réussi à en livrer qu’un peu plus de 30 000 à ce jour. Le délai de livraison des masques est passé au fil des jours à deux semaines, puis trois, et est désormais de quatre à six semaines.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Geneviève Lorange, fondatrice de Bigarade

La page Facebook de l’entreprise mais aussi sa boîte de courriels et son téléphone ont été inondés de messages de clients mécontents, se plaignant de l’attente qui s’étirait beaucoup plus que ce qui avait été annoncé et du fait que l’entreprise ne réponde pas toujours aux messages.

C’est le cas d’Audrée Mathieu, copropriétaire des boutiques écoresponsables Folles d’ici, à Joliette et L’Assomption. Elle dit avoir commandé 300 masques le 7 avril, qu’elle revend sur sa boutique en ligne. Elle déplore le manque de transparence de l’entreprise. « Au départ, quand on a contacté Bigarade autour du 5 avril, ils ont dit prioriser le secteur de la santé. Finalement, quelques jours plus tard, on a reçu un courriel disant qu’ils avaient un surplus de production, alors on a commandé trois boîtes de 100 en pensant les recevoir rapidement. »

Finalement, l’entreprise lui annonce que le délai sera plus long et que les masques seront prêts autour du 27 avril. Après s’être fait assurer que les masques arriveraient « bientôt », c’est silence radio du côté de l’entreprise depuis le 29 avril.

De « bonne foi »

Après de nombreuses démarches et après que La Presse a contacté Mme Lorange, Mme Mathieu a finalement pu récupérer une partie de ses masques cette semaine. En entrevue téléphonique, Mme Lorange se défend et assure avoir toujours agi de « bonne foi », alors que l’entreprise a publié mercredi sur son site web un message faisant état de la situation actuelle.

« On commence à prendre notre vitesse de croisière et bientôt on pourra fabriquer 8000 masques par jour », assure cette dernière, justifiant les délais, en partie, par le défi que pose la découpe au laser, qu’elle fait en sous-traitance. « On ne peut pas passer d’un coup de 0 à 100 000 masques, j’ai vendu en un mois quatre fois mon chiffre d’affaires annuel ! », ajoute-t-elle, disant travaillant avec une quinzaine de couturières dans son atelier, en plus de huit ateliers externes en sous-traitance, pour un total d’une centaine de couturières.

PHOTO TIRÉE DE FACEBOOK

Couturière au travail dans l’atelier de Bigarade

Si elle reconnaît que certains clients sont peut-être « tombés dans des craques », elle croit qu’il faut d’abord se demander pourquoi le Québec en est rendu là : « Depuis des années, on a abandonné la production locale, on n’a pas encouragé les couturières locales. Le Québec n’était pas prêt pour ce tsunami, personne n’était prêt. »