Depuis le début de la pandémie, nous faisons face à la dimension éthique de nos décisions. Nous découvrons que les gestes « individuels » que nous faisons ne le sont pas tant que ça. Acheter local, se confiner pour protéger les autres, accepter de ne pas voir des gens qu’on aime pour protéger les plus faibles, porter un masque… Nos comportements ont un impact sur les autres. Et que dire des enjeux soulevés par la technologie qui aidera à contrôler la pandémie ? Quels compromis sommes-nous prêts à faire pour assurer la sécurité de la collectivité ? Nous en avons discuté avec trois éthiciens.

Ne pas visiter son vieux père malade. Se priver de la présence de l’être aimé parce qu’il n’habite pas avec nous. Laisser les masques N95 aux professionnels de la santé. Ne pas acheter chez un géant américain qui néglige la sécurité de ses employés. Nombreux sont ceux et celles qui se questionnent ces jours-ci : mon choix est-il éthique ? Depuis plus de trois semaines, des décisions qu’on croyait insignifiantes ont pris un tout autre sens.

« C’est comme si la situation highlightait nos choix quotidiens, observe André Lacroix, directeur du département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke. On découvre qu’il n’y a pas vraiment de choix individuels. Nos gestes ont des conséquences ou, pour le dire autrement, nos choix individuels sont encastrés socialement. »

« Toutes nos actions ont des conséquences éthiques, note pour sa part Jocelyn Maclure, président de la Commission de l’éthique en science et en technologie [CEST]. On devrait en être conscient en tout temps. Le contexte de crise vient dramatiser nos choix. Nos actions ont des impacts sur le sort des autres et elles mettent en lumière l’interdépendance entre les êtres. »

La CEST vient justement de publier un « Cadre de réflexion sur les enjeux éthiques liés à la pandémie de COVID-19 ». La publication met entre autres en lumière les différentes valeurs en jeu en temps de pandémie : la liberté, la solidarité, la transparence, mais aussi la prudence et la sécurité… 

Des valeurs qui s’opposent par les temps qui courent. « Ce guide – une initiative du Comité d’éthique de santé publique – a été conçu dans l’urgence, précise M. Maclure, qui est également professeur titulaire à la faculté de philosophie de l’Université Laval. Les gens de la santé publique sont habitués à gérer les questions éthiques, c’est dans leur ADN. Mais on a cru sage de publier des réflexions plus fines pour soutenir les décideurs. »

Dénoncer ou pas ?

Parmi les sujets de discussion les plus populaires ces jours-ci, il y a l’épineuse question de la délation. Faut-il dénoncer son voisin qui ne se plie pas aux règles de distanciation physique ? Dans quel contexte ? Et surtout, dans quel but ?

« Personnellement, je suis mal à l’aise avec les appels à la délation », répond André Lacroix, qui est également coauteur du livre Former à l’éthique en organisation publié aux Presses de l’Université du Québec.

La délation provoque un frisson chez moi, j’y vois un danger de dérapage. Cela dit, une fois qu’on a dit qu’il y a un malaise, je suis d’accord avec l’appel à la responsabilité des gens.

André Lacroix

« Si, par exemple, je suis témoin de violence conjugale chez ma voisine, je vais faire ce qu’il faut et dénoncer la situation, ajoute-t-il. C’est une responsabilité citoyenne et une question de gros bon sens. Si vous voyez quelque chose, je crois qu’il est indiqué de faire un rappel à l’ordre. Malheureusement, cet appel à la responsabilité provoque aussi l’émergence de petits caporaux, d’écornifleurs. »

« La dénonciation est une solution de dernier recours, estime pour sa part Jocelyn Maclure. Quand nos actions ont un impact sur la vie et la santé des autres et que le non-respect des règles peut vouloir dire la prolongation des mesures d’isolement pour tous, avec les conséquences psychologiques et économiques que l’on devine, elle se justifie. »

Pour l’éthicien, la dénonciation s’impose si on met la vie des gens en danger. « Si, par exemple, une personne effectue un va-et-vient dans un immeuble d’appartements où habitent des personnes âgées fragiles, et qu’elle ne veut rien entendre quand on le lui fait remarquer, je crois que la délation se justifie. Mais bien sûr, avant de se rendre là, le dialogue doit être tenté. Sinon, on risque de créer un climat de méfiance toxique pour le lien social. »

L’éthique de l’IA

Il y a une semaine, quand le premier ministre François Legault a félicité les Québécois parce qu’ils étaient respectueux des règles de confinement selon des informations recueillies par Google, plusieurs ont sursauté devant leur téléviseur.

La collecte de données personnelles par de grandes entreprises privées est un des enjeux majeurs qui se dessinent en éthique avec le développement accéléré d’applications mobiles pour mieux contenir la pandémie. 

Récemment, un groupe d’éthiciens québécois s’est réuni pour épauler Yoshua Bengio et les experts en intelligence artificielle (IA) du MILA qui travaillent à l’élaboration de tels outils. « Il s’agit d’un groupe informel, explique Christine Tappolet, du Centre de recherche en éthique [CRE]. Les éthiciens ont réfléchi à différents enjeux, comme le stockage des données. Pour des raisons éthiques, n’est-il pas mieux de les confier au milieu académique plutôt qu’au gouvernement ou à l’entreprise privée ? C’est le genre de question qui est soulevé. »

La directrice du CRE nous a transmis une première version du document élaboré par les éthiciens du CRE – parmi lesquels on la retrouve aux côtés de Daniel Weinstock, Jocelyn Maclure et Martin Gibert, pour ne nommer que ceux-là. Dans ce document de quelques pages daté du 6 avril, on évoque plusieurs scénarios liés au développement d’applications mobiles : traçage des rencontres avec des personnes infectées, évaluation du risque d’être soi-même infecté, optimisation des mesures de distanciation sociale, identification des comportements de mobilité de la population, contrôle du confinement des personnes infectées et de la population en général, suivi de l’évolution de l’épidémie…

C’est une évidence, ces possibilités, aussi bénéfiques soient-elles pour contrôler la pandémie, soulèvent plusieurs questions éthiques que les auteurs du document s’empressent de souligner : stigmatisation des personnes à risque, enjeux de surveillance, faux sentiment de sécurité, protection de la vie privée…

« Ça entraînera nécessairement une invasion plus large de notre vie privée, note Jocelyn Maclure, qui a participé aux discussions menant à la rédaction du document. Cela dit, je n’accepte pas l’argument de la pente glissante. Il ne faut pas s’empêcher d’agir par crainte d’abus. Cet argument a été utilisé, à tort, pour l’aide médicale à mourir. Il faut que les règles soient claires, il faut limiter l’utilisation abusive des données et rester critique. Dans un contexte d’État de droit, on a des balises pour encadrer tout ça. Ça devient un problème lié à la gouvernance, pas à la technologie. »