Bonne nouvelle pour les carnivores cette semaine : une méta-analyse canadienne publiée par l’American College of Physicians concluait qu’il n’est plus nécessaire de réduire sa consommation de viande rouge ou de charcuteries, comme on le martèle depuis plusieurs années.

Mais trois experts interrogés par La Presse canadienne sont unanimes : si, à quelques nuances près, les conclusions de cette étude semblent solides, l’impact réel de ces travaux sera d’abord et avant tout d’alimenter les discussions entre chercheurs, en plus d’accentuer la confusion d’un public qui, étourdi par des conseils qui changent constamment, finit par ne plus savoir comment bien s’alimenter.

Le plus cinglant d’entre eux est le professeur Benoît Lamarche, de l’École de nutrition de l’Université Laval.

« Ma première réaction a vraiment été pour le public, de dire “oh boy, on va encore créer un raz-de-marée, de la confusion, du désengagement aussi dans la confiance des gens envers la recherche” », a-t-il dit.

Cette recherche, poursuit-il, a le mérite de « brasser les cartes » et de forcer les chercheurs à réfléchir, ce qui est absolument essentiel à la progression du savoir.

« Le problème, c’est la dissémination de ces résultats-là dans le public, tout de suite : on crée de la confusion, on crée du désengagement et les gens perdent confiance, a expliqué le professeur Lamarche. On nous demande beaucoup de faire valoir nos recherches au grand public, de montrer que les investissements en recherche servent à quelque chose, mais dans le domaine de la nutrition, ça cause de la confusion. Aux yeux du public, les recommandations ont l’air de constamment changer, et le danger est là. Ça ne nous aide pas à donner de la crédibilité au domaine. »

La docteure Anita Koushik, qui se spécialise notamment dans l’épidémiologie du cancer au CHUM, abonde dans le même sens.

« C’est toujours la même chose pour la recherche sur les habitudes alimentaires, a-t-elle lancé. Le message diffère toujours. Il y a plusieurs personnes qui mangent de la viande de façon saine. Le message avant, je pense, était qu’il fallait arrêter de manger de la viande, et peut-être que ce n’est pas exactement le message qu’on doit donner pour des raisons de santé. Si on en mange trop, c’est ça le problème. »

Une telle étude détourne aussi l’attention du public d’enjeux nettement plus importants, croit pour sa part le professeur Gregory Moullec, de l’École de santé publique de l’Université de Montréal.

« Ces études (et leurs conclusions souvent clivantes) éloignent malheureusement l’opinion publique des vrais enjeux sociétaux autour de l’alimentation, a-t-il écrit dans un courriel. Je pense en particulier aux fléaux de l’obésité (chez les enfants/ados) et des inégalités sociales avec l’épineux problème de l’insécurité alimentaire ! ! ! On pourrait aussi parler des enjeux environnementaux et du rapport du GIEC qui recommande une diminution importante de la consommation de viande. Selon leurs estimations, ce serait aussi efficace que de diviser par deux le parc automobile mondial ! »

Quelques nuances

Cela étant dit, il convient d’apporter quelques nuances aux conclusions de la méta-analyse, préviennent les experts consultés.

« L’article mentionne la viande rouge et la charcuterie ensemble, et il semble que les deux n’ont pas été analysés séparément, a ainsi fait remarquer la docteure Koushik. Si c’est le cas, si on parle de trois ou quatre portions par semaine, pour la charcuterie, c’est beaucoup, et c’est même une quantité très élevée, selon les évaluations qui ont été faites par le Fonds mondial de recherche sur le cancer, et je ne sais pas si on peut dire à la population que c’est correct de manger cette quantité. »

La charcuterie contient en effet des ingrédients (comme des agents de conservation) qu’on ne retrouve pas dans la viande rouge et qui pourront avoir un impact sur la santé. Il est donc difficile de formuler des recommandations uniques pour les deux produits.

Elle craint aussi que l’étude ne soit « trompeuse pour la population, puisque la santé des grands consommateurs de viande rouge et de charcuterie pourrait profiter d’une certaine réduction.

Il y a eu beaucoup de travail de fait pour donner le message qu’on donne maintenant, qu’il y a un bénéfice à réduire la quantité de viande qu’on mange », a rappelé la docteure Koushik.

De plus, les auteurs de la méta-analyse ont accordé une notation « faible » à la qualité des études qu’ils ont passées en revue, ce qui voudrait dire que l’association qu’elles font entre la consommation de viande rouge et certains problèmes de santé n’est pas nécessairement fiable.

Pas si vite, réagit Benoît Lamarche.

« Dans le système (que les auteurs ont utilisé), toutes les études épidémiologiques partent avec un niveau de qualité “faible” et on ne peut pas monter plus haut que ça, a-t-il révélé. Donc, on applique un moule aux études épidémiologiques en nutrition […] qui est basé sur des approches parfaites, c’est à dire des essais randomisés contrôlés à double insu qu’on ne peut pas faire en nutrition. On applique des règles au niveau de la qualité des évidences qui sont un peu sévères, d’après moi, pour l’épidémiologie nutritionnelle, parce qu’on n’a pas d’autres moyens de le faire. On ne pouvait pas être plus haut que “faible”, à cause de la nature même de l’outil de mesure. »

La modération

Pas étonnant, donc, que la population ne sache plus si elle doit faire griller une boulette de viande ou une boulette de protéines végétales pour prendre soin de sa santé.

« Comme d’habitude avec les habitudes alimentaires, c’est toujours la modération qui est importante », a résumé la docteure Koushik.

Pour sa part, le professeur Lamarche rappelle que la nouvelle version du Guide alimentaire canadien publiée plus tôt cette année ne recommande pas de ne pas manger de viande rouge : il y a encore de la place pour tous les aliments, y compris ceux qu’on devrait manger moins souvent, et on suggère de consommer le plus possible de protéines végétales.

« C’est juste qu’il faut avoir un équilibre, a-t-il dit. La viande rouge en soi n’est pas un facteur de risque majeur ; c’est le patron alimentaire total qui compte. Si on consomme beaucoup de viande rouge avec beaucoup de frites et beaucoup de boissons gazeuses, ce qui est souvent le cas, c’est l’ensemble de ça qui cause souvent des problèmes. Mais manger une viande rouge ou une viande transformée de temps en temps, ça ne tue pas personne. Souvent c’est la nuance qui manque dans le message. C’est l’équilibre qui compte.

Cette étude-là ne dit pas d’en manger plus. Ça dit qu’on n’est pas certain, donc il y a encore de la place pour ça, faut juste doser. »