Au début du mois d’août, l’Université Concordia a accueilli un symposium sur les aspects philosophiques et psychologiques des greffes de cœur, Esprits hybrides/Corps hybrides. Le projet implique des artistes, parfois eux-mêmes greffés, qui ont exposé leurs œuvres. La Presse s’est entretenue avec l’organisatrice de la conférence, l’artiste Ingrid Bachmann, de l’Université Concordia.

Comment est né Esprits hybrides/Corps hybrides ?

En 2007, le centre de cardiologie Peter Munk de l’Hôpital général de Toronto a demandé à quatre artistes de réfléchir aux répercussions non médicales du don d’organes, particulièrement le cœur. Ils avaient recueilli des entrevues vidéo de greffés. Dans la première phase du projet, on examinait comment les familles des donneurs et les receveurs imaginaient l’autre. Dans beaucoup de pays, dont le Canada, les dons sont anonymes. Mais avec les réseaux sociaux, il est assez facile de trouver qui a donné un cœur en épluchant les notices nécrologiques. Les greffés mentionnaient souvent qu’il faudrait un registre des donneurs, comme pour les adoptions.

PHOTO FOURNIE PAR L’UNIVERSITÉ CONCORDIA

Ingrid Bachmann, artiste et professeure à l’Université Concordia

Que vous apprenaient les vidéos ?

Le langage corporel était souvent très différent de ce que les gens disaient. Les paroles sont très positives. Les greffés vont bien, ils sont en forme parfaite. Les familles des donneurs sont contentes d’avoir pu aider quelqu’un d’autre, mais il demeure qu’elles sont tout de même en deuil. Du côté des receveurs, le travail n’est pas fini, il y a toutes sortes de problèmes avec les médicaments immunosuppresseurs qui empêchent le rejet du greffon.

Ces sentiments pourraient-ils s’expliquer par le traumatisme de la greffe ?

C’est en quelque sorte un syndrome de stress post-traumatique. Mais c’est un problème que l’on affronte rarement en convalescence. C’est depuis peu qu’on considère une greffe importante comme un traumatisme.

L’une des participantes au projet est une philosophe suédoise, Margrit Shildrick. Pourquoi être allée chercher si loin ?

C’est une philosophe très intéressante. Au départ, elle s’est penchée sur les sentiments des jumeaux l’un envers l’autre et sur les siamois séparés à la naissance. C’est une approche très utile pour étudier le sentiment d’intégrité corporelle qui change avec une greffe de cœur. Même si rien n’a changé dans votre cerveau, une telle greffe modifie le sentiment de qui vous êtes. Les greffés rapportent très souvent que leur cœur leur semble différent, qu’ils sentent leur nouveau caractère hybride.

Les objectifs d’Esprits hybrides/Corps hybrides

Esprits hybrides/Corps hybrides découle du projet de recherche PITH (Processus d’incorporation d’un cœur greffé) lancé par la Dre Heather Ross, directrice des greffes cardiaques à l’Hôpital général de Toronto. « Les objectifs sont de comprendre comment les greffés perçoivent leur cœur, leur identité et l’intégrité de leur corps, comment ils imaginent leur donneur et lui parlent, comment ces perceptions changent au fil du temps et s’il y a un lien entre ces perceptions et la santé physique », explique Mme Ross.

D’autres dessous de la recherche

La mémoire cellulaire

Au début du millénaire, un neuropsychologue hawaïen, Paul Pearsall, a publié maintes études dans lesquelles il affirmait que les greffes de cœur menaient à un transfert de la personnalité du donneur au receveur par l’entremise de la « mémoire cellulaire ». Selon la Dre Ross, cette notion « fait partie de la culture populaire ». « Nous n’avons jamais rien trouvé qui montre qu’une greffe de cœur transforme le receveur en lui donnant des aspects de la personnalité du donneur. C’est certainement une opération qui change la vie. Ça peut changer la perspective, notre point de vue sur le monde. »

La pression d’une vie réussie

Ce changement que les greffés cardiaques ressentent après leur greffe, Andrea Barrett travaille à le comprendre. En 2002, à l’âge de 6 ans, la Britannique a reçu in extremis un cœur pour remplacer le sien, malade. Devenue adulte, elle consacre aujourd’hui sa maîtrise universitaire « intersubjective » aux aspects philosophiques et culturels des greffes, et participe au projet Esprits hybrides/Corps hybrides. « J’ai toujours senti une pression à avoir une vie réussie, pour que ma vie ait été sauvée pour une bonne raison, a dit Mme Barrett depuis Londres. J’ai toujours senti la présence du donneur. Certains disent que c’est le sentiment de culpabilité du survivant, d’autres qu’il y a réellement un transfert de la personnalité du donneur. Je ne sais pas qui a raison. » La jeune femme a eu plusieurs infections graves à l’adolescence et, il y a quatre ans, un cancer lié aux immunosuppresseurs. Elle est maintenant en rémission.