Il commence à fumer de la marijuana vers l'âge de 13 ans, pour l'effet euphorisant, pour le détachement de la réalité et des sources d'anxiété quotidiennes. Sa consommation devient régulière, bientôt compulsive. Les symptômes psychotiques augmentent, la motivation diminue. Il s'isole, perd le contrôle de sa consommation, aboutit à l'hôpital à répétition. Il souffre de schizophrénie.

Ce profil de patient, le psychiatre Didier Jutras-Aswad le connaît bien. Directeur clinique et scientifique de l'unité de psychiatrie et des toxicomanies du Centre hospitalier de l'Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche, le Dr Jutras-Aswad a suivi et traité bon nombre de patients souffrant d'un trouble lié à l'usage du cannabis.

Spontanément, on pourrait présumer qu'il s'oppose à l'idée de changer le statut légal du cannabis, comme entend le faire le gouvernement fédéral. (Lors de la lecture du discours du Trône, vendredi, le gouverneur général, David Johnston, a confirmé que le Canada adopterait des mesures législatives « qui légaliseront et réglementeront la consommation de marijuana et limiteront l'accès à cette substance».)

Ce n'est pas le cas.

« J'ai probablement un préjugé favorable envers le changement du statut légal du cannabis, ne serait-ce que parce que la situation actuelle [la prohibition] ne fonctionne pas et qu'on a des exemples ailleurs dans le monde de changement de statut légal sans effet négatif », dit le Dr Jutras-Aswad.

« Mais à condition de le faire comme il le faut », ajoute-t-il.

Tenir compte de la science

Le changement du statut légal de la marijuana - décriminalisation ou légalisation - pourrait être l'occasion, selon le Dr Jutras-Aswad, d'améliorer les choses pour mieux protéger la population. De responsabiliser les citoyens par rapport à cette consommation. Et de mieux contrôler ce qui se retrouve dans la substance.

« Mais ça va dépendre de comment on le fait, insiste-t-il. Si on le fait n'importe comment - d'ailleurs, si vous voulez mon avis, il y a des signes inquiétants à cet effet actuellement -, on pourrait changer le statut légal sans qu'il n'y ait aucune espèce d'impact sur la santé de la population de façon générale. »

À l'heure actuelle, constate-t-il, le dossier est en proie à une certaine dérive. D'un côté, on utilise les données scientifiques pour diaboliser la marijuana. Et à l'autre bout du spectre, on banalise les effets potentiellement néfastes de la substance pour certaines personnes, comme les adolescents ou les femmes enceintes.

La plupart des discussions et des politiques portant sur le cannabis se font sans grande considération des données scientifiques, ont écrit le Dr Jutras-Aswad et trois collègues dans un article publié en 2013 dans la revue Neuropharmacology.

Cannabis thérapeutique: trop rapide ?

Bien qu'il s'agisse d'un dossier différent de celui de la légalisation, le dossier du cannabis thérapeutique illustre, selon le Dr Jutras-Aswad, ce manque de considération envers la science lorsqu'on aborde la consommation de marijuana.

Depuis les changements au règlement de Santé Canada, en avril 2014, on demande aux médecins canadiens de prescrire eux-mêmes le cannabis à leurs patients. 

Comme le cannabis n'a pas fait l'objet de recherches scientifiques « assez avancées » (indications, dosage, effets bénéfiques et secondaires), le Collège des médecins du Québec a tranché que les médecins qui veulent en prescrire peuvent le faire seulement dans le cadre d'un protocole de recherche.

À l'heure actuelle, les bienfaits du cannabis ont été démontrés scientifiquement pour seulement huit affections principales (voir autre onglet), selon le site de Santé Canada. Or, Santé Canada publie une liste exhaustive d'affections pour lesquelles le cannabis pourrait être un traitement admissible, du stress post-traumatique à la maladie de Crohn en passant par la maladie inflammatoire chronique de l'intestin.

Selon le Dr Jutras-Aswad, on a « complètement escamoté » le processus selon lequel il faut d'abord prouver qu'un médicament est efficace et sûr avant de le mettre sur le marché.

Didier Jutras-Aswad constate aussi une « grande confusion » par rapport aux usages du cannabis thérapeutique. Un exemple : des dépliants de sociétés pharmaceutiques qui produisent le cannabis ont déjà été laissés dans la salle d'attente... d'une clinique qui traite la toxicomanie.

« C'est fou comme ça », dit-il, précisant néanmoins que des médecins qui utilisent le cannabis à des fins thérapeutiques font les choses de façon sérieuse, comme le Dr Mark Ware, directeur de la recherche clinique de l'unité de gestion de la douleur Alan Edwards du Centre universitaire de santé McGill.

Le Dr Ware convient que, « malheureusement, les changements de règlements ne sont pas liés aux données scientifiques ». « C'est plutôt dû à la pression des patients et des avocats, la pression des cours », explique-t-il.

Idéalement, dit-il, les règlements doivent être soutenus par des données scientifiques. 

Lorsqu'on abordera la question de la légalisation, le Dr Jutras-Aswad souhaite qu'on prenne en considération les données qu'on a, en sciences comme en sciences sociales. Dans son domaine - la neuroscience -, il faudra déterminer ce qu'il manque à la littérature pour voir, par exemple, si certaines populations devraient être la cible d'une intervention préventive.

« À mon avis, on a vraiment la chance avec le cannabis de faire les choses en amont pour éviter de se retrouver dans 20, 30 ans avec différents problèmes associés au cannabis qu'on aurait pu mieux prévenir », conclut-il.

Cannabis et maturation du cerveau

À l'adolescence et au début de l'âge adulte, les fonctions du cerveau se peaufinent. Le cannabis cible le système endocannabinoïde, qui est impliqué dans la maturation cérébrale. « Si on consomme du cannabis, illustre le Dr Didier Jutras-Aswad, c'est comme si on venait peser sur l'accélérateur et stimuler de façon absolument pas normale ou physiologique ce système de neurotransmission. » Chez certaines personnes - ados compris -, le cerveau s'habitue et retrouve un état d'homéostasie. Mais pour d'autres, la maturation du cerveau s'en trouve perturbée. Les anomalies sont parfois peu importantes, mais elles peuvent aussi mener à différentes difficultés, comme le développement d'une maladie psychotique et de problèmes sur le plan cognitif (capacités d'apprentissage, mémoire, impulsivité, prise de décision, quotient intellectuel).

Des facteurs de risque

L'âge : Les jeunes de moins de 14 ou 15 ans sont considérés comme dans une zone clairement à risque, tandis que de 14 à 18 ans, ils se trouvent dans une zone tampon.

L'intensité : Des études évoquent que le risque augmente si la substance est consommée une fois par semaine, ou encore plus de 50 fois dans la vie.

L'hérédité : Si des membres de la famille du consommateur ont des problèmes de santé mentale, le risque qu'il en développe aussi est plus élevé.