Le cancer du sein est typiquement féminin. Mais saviez-vous que, dans 1 % des cas, la maladie frappe plutôt les hommes ? Ils en meurent d'ailleurs plus que les femmes. Regard sur cette face méconnue du cancer du sein, petit point bleu dans une énorme vague rose.

Alors qu'il rasait sa barbe devant le miroir de la salle de bains, Eric van Blaeren, 66 ans, a remarqué une petite bosse sur son sein gauche, tout près du mamelon. Une boule dure, froide, non douloureuse. C'était en 2009, il était en vacances en Belgique, son pays d'origine. « Je savais déjà que c'était un kyste ou un cancer », dit-il posément. Une analyse des tissus a rapidement confirmé le pire.

« On n'a pas niaisé avec le puck, on a enlevé tout le sein. Comme Angelina Jolie. Après, j'ai eu plusieurs mois de chimiothérapie et de radiothérapie, suivis d'un traitement hormonal pendant cinq ans. » Bien informé, M. van Blaeren ne s'est jamais affolé. « Contrairement à ce qu'on voit dans les publicités télévisées, je n'ai pas paniqué. Ma femme non plus. Nous avons aujourd'hui la chance de bénéficier de bons traitements. » Professeur de génie à l'Université d'Ottawa, il a réussi à continuer à donner tous ses cours. Sans cheveux. « J'aurais craint davantage si j'avais eu un cancer du cerveau. Et j'ai la chance d'avoir été pris en charge tôt. »

Parce que la maladie est rarement accordée au masculin, elle passe souvent inaperçue chez l'homme. Elle progresse ainsi sournoisement avant d'être finalement détectée. « Le cancer du sein chez l'homme est rare. En théorie, c'est 1 % de tous les cancers du sein. En pratique, c'est probablement moins », indique le Dr André Robidoux, chirurgien-oncologue au CHUM et chercheur de renommée mondiale. Chaque année, il traite un ou deux hommes atteints d'un cancer du sein. Et des centaines de femmes. « Les cancers du sein masculins sont souvent invasifs et le taux de survie est moins bon », souligne le Dr Robidoux. Cela s'explique par l'absence de dépistage, le manque d'information et, parfois, par le manque de vigilance de certains médecins.

Herbert Wagner a appris, à 61 ans, qu'il avait un cancer du sein. Il a été sonné par ce coup qu'il n'avait pas vu venir. Les mots qui sortaient de la bouche du médecin ne trouvaient en lui aucune résonance, comme s'ils étaient adressés à un autre. « On me disait que je souffrais d'une maladie de femme, je n'y croyais pas. Ç'a été une expérience très traumatisante et surréelle. J'ai tout de suite cru que j'allais en mourir », raconte-t-il. Six mois plus tôt, il avait remarqué que son mamelon était inversé. Rien d'inquiétant, lui avait alors assuré son médecin de famille.

Herbert Wagner ignorait que le cancer du sein pouvait aussi s'attaquer aux hommes, d'où le double choc. « Je me demandais ce que j'avais pu faire pour en arriver à ça. Je me sentais comme une bizarrerie de la nature. » C'était il y a huit ans. Depuis, les traces de son cancer ont disparu, mais il en est bien sûr marqué à jamais. Pour sensibiliser la population et surtout offrir du soutien aux victimes et à leurs proches, il a lancé en 2008 le site malebreastcancer.ca avec la collaboration de ses filles Natalie et Heidi, et mis sur pied l'organisation sans but lucratif A Man's Pink. « J'ai réalisé que les hommes étaient très réticents à s'exprimer sur leur maladie. J'ai moi-même mis du temps avant d'arriver à en parler », dit-il. Quelques dizaines de survivants des États-Unis, du Canada, de l'Angleterre et de l'Australie y échangent depuis sur leur expérience.

Mastectomie au masculin

Le cancer du sein, dans toutes ses variantes, est traité de façon similaire qu'il soit féminin ou masculin. Opération, chimiothérapie, radiothérapie, traitement hormonal. « Chez l'homme, on va plus souvent pratiquer une mastectomie complète. Le sein est tellement petit qu'il est complètement occupé par la tumeur », explique le Dr André Robidoux.

Chez la femme, l'ablation des seins, nourriciers et érotisés, est souvent associée à un sentiment de perte de féminité. Et chez l'homme ? « On pourrait croire que ça ne change rien pour un homme puisqu'il a le torse plat, mais il en reste des cicatrices, affirme Marika Audet-Lapointe, psychologue en oncologie à la clinique PSYmedicis. L'homme peut vivre une atteinte de son image corporelle aussi importante que celle de la femme et, malheureusement, ça risque d'être diminué dans la communauté médicale. L'homme sera gêné d'en parler, alors ira-t-il chercher du soutien ? »

On sait aussi que la chimiothérapie et l'hormonothérapie peuvent bouleverser la régulation hormonale tant chez l'homme que chez la femme. « Ça peut causer des symptômes qui ressemblent à ceux de la ménopause, comme des bouffées de chaleur. Il peut y avoir une baisse de désir sexuel et une augmentation des dysfonctions érectiles. Ça touche nécessairement le sentiment de masculinité », dit Josée Savard, professeure à l'École de psychologie et chercheuse au Centre de recherche en cancérologie de l'Université Laval. À l'extrême, on prescrira une orchidectomie, soit une ablation des testicules, afin de réduire la production d'hormones.

À tous ces durs coups pour l'identité masculine s'ajoutent les indélicatesses, les préjugés et un vif sentiment d'exclusion.

« On accorde beaucoup d'attention au cancer du sein féminin et au cancer de la prostate parce qu'ils touchent un plus grand nombre de personnes, dit Josée Savard. Ils reçoivent beaucoup d'attention sous toutes formes :  financement, visibilité médiatique, etc. Plusieurs cancers restent dans l'ombre. Un des grands négligés est assurément le cancer du sein masculin. »

Pas étonnant donc que la maladie, chez l'homme, soit très peu étudiée. La littérature scientifique est quasi inexistante. Par manque d'intérêt certes, mais aussi par la difficulté de trouver des participants.

« L'homme se trouve isolé dans son défi d'oncologie. Il y a un manque d'informations dans la population. Dans la tête des gens, c'est une maladie de femme, dit Marika Audet-Lapointe. Or, la glande mammaire, si elle est plus développée chez la femme, est bien présente chez l'homme. Le sein n'est pas un organe féminin. Mais il y a un tabou envers l'homme qui vit un cancer du sein. On n'y pense même pas. »

Lors d'une consultation de suivi, un médecin a demandé à Eric Van Blaeren de dégrafer son soutien-gorge. « On pense au féminin même quand on a un homme devant soi, déplore-t-il. Quand j'étais à l'hôpital, je recevais des dépliants tous écrits au féminin. Quand j'entends parler d'événements caritatifs dans les médias, on ne parle que des femmes, jamais des hommes. Ça fait un petit pincement. On a la perception d'être abandonnés. »

Peu de soutien

« Chaque individu réagit différemment à l'annonce du cancer, mais les hommes ont surtout tendance à faire de l'évitement, dit la psychologue Josée Savard. Ils ne demandent pas d'aide, ils essaient de montrer qu'ils sont forts. Chez eux, la détresse psychologique se manifeste différemment. Au lieu de se retirer, les hommes vont plutôt avoir une dévotion excessive au travail, dans les sports. Ils vont essayer de se changer les idées. »

Les hommes sont peu enclins à participer à des groupes de soutien ou à consulter en psychothérapie. « Ce n'est pas un langage qui leur parle, nous confirment les études, dit Josée Savard. Devrait-on mettre en place des services spécialement pour eux ? Probablement, mais quoi ? C'est la grande question. »

Herbert Wagner croit avoir visé juste en offrant une plateforme de soutien en ligne. Les survivants au cancer du sein, peu nombreux et dispersés aux quatre coins du monde, arrivent ainsi à former une petite communauté virtuelle. Mais il veut plus. Il rêve (et travaille en ce sens) de faire reconnaître à grande échelle la troisième semaine d'octobre comme la semaine de sensibilisation au cancer du sein masculin. « En augmentant la sensibilisation et la détection précoce, nous pourrons offrir aux hommes le même taux de survie que celui des femmes atteintes de cancer du sein. »