Alors que les initiatives pour promouvoir la diversité corporelle se multiplient, se vêtir quand on est gros demeure un défi. Peu d’offre en magasin, fausses promesses et prix parfois plus élevés, la relation des personnes grosses avec l’habillement est empreinte de déception.

« D’entrer dans n’importe quel magasin et d’essayer ce qui te tombe sous la main, c’est un peu notre utopie. » Pourtant, selon l’échelle « fatness spectrum » (spectre de grosseur) créée par le mouvement antigrossophobie pour savoir où une personne se situe dans l’étendue des privilèges, Nadia Tranchemontagne se trouve au centre (mid-fat). Portant des tailles 20 ou 22, soit l’équivalent de 2XL, elle peine à trouver des vêtements à sa taille en magasin.

Outre la chaîne Penningtons, propriété du détaillant canadien Reitmans, des magasins à bas prix comme Walmart et Tigre Géant, les boutiques Maximus et quelques petites marques comme Lachapelle Atelier et Marc Alexandrin, l’offre de vêtements taille plus est faible dans les boutiques au Québec.

« Pourtant, quand je regarde dans la rue, des personnes qui me ressemblent, j’en vois bien plus que ce qui m’est montré à la télé ou dans les magasins », constate celle qui est l’autrice du blogue La Tranchemontagne, dont les coups de gueule et les traits d’humour sont suivis par plus de 4000 personnes sur Facebook.

Alors quand on entre dans les magasins, on se demande on est où.

Nadia Tranchemontagne

La taille moyenne

Selon une étude de la firme Statista publiée l’an dernier, les ventes de vêtements taille plus ont généré environ 2,09 milliards de dollars au Canada en 2019, comparativement à 670 millions pour les tailles dites petites. Si on sait que le tour de taille moyen de la femme américaine était de 37,5 cm en 20161, soit l’équivalent de la taille 16 ou 18 chez de nombreuses grandes marques, il n’existe pas de données récentes comparables au Canada.

La tentative du centre de recherche et d’innovation en habillement Vestechpro, affilié au cégep Marie-Victorin, de réaliser une étude anthropométrique au moyen de scanneurs corporels 3D a échoué, faute de financement. Lancée en 2017, Size NorthAmerica aurait permis à l’industrie de la mode d’obtenir des mesures précises sur les mensurations et la morphologie des Canadiens et des Américains.

« Les entreprises n’étaient pas disposées à payer pour obtenir ces données-là », indique la responsable du développement stratégique de Vestechpro, Helen Brunet. En filigrane de ce refus, il y a cette volonté des détaillants de se spécialiser dans certaines tailles pour se distinguer, croit Mme Brunet. « Plus les marques sont exclusives et dispendieuses, plus on a affaire à des petites tailles qui s’adressent moins à des gens de corpulence “normale”. » Selon elle, le projet aurait permis aux détaillants d’avoir un meilleur portrait du marché et de pouvoir estimer jusqu’où étirer leur gamme de tailles tout en conservant une rentabilité.

Douche froide

Les défis des entreprises qui se lancent dans les grandes tailles sont nombreux (voir autre texte). La fermeture des magasins Addition Elle (aussi propriété de Reitmans) en août dernier et le retrait par l’Aubainerie de sa gamme taille plus ont été une douche froide pour les Québécoises qui portent des tailles plus. « J’ai l’impression qu’on fait deux pas en avant, un pas en arrière. Au bout du compte, je ne sais pas combien de pas on a faits en avant à comparer à en arrière », soupire Nadia Tranchemontagne.

« Prenez un veston noir, ça semble relativement simple, mais je n’ai presque pas d’endroits où l’acheter », illustre la designer Sonia Lévesque qui, elle-même taille plus, a lancé sa propre collection ainsi qu’un service de couture sur mesure.

PHOTO FOURNIE PAR SONIA LÉVESQUE

Sonia Lévesque

Je n’ai pas de choix et le fait de ne pas avoir de choix, même dans les articles qui sont relativement simples, ça frustre.

Sonia Lévesque, designer et enseignante en mode

« Les plus beaux morceaux, ils ne sont pas ici en ce moment, déplore Julie Artacho, photographe et militante antigrossophobie. Je magasine en ligne chez Universal Standard [une entreprise américaine], mais c’est cher. Je suis privilégiée, j’ai les moyens. Je n’ai aussi pas acheté beaucoup de linge depuis des années. »

Pour les hommes, l’offre est encore plus réduite. « Les hommes en ont non seulement besoin, mais ils le veulent aussi. Ils veulent se sentir fashion, se sentir modernes », nous a dit Mahrzad Lari en avril dernier, lors du lancement de la campagne de sociofinancement de Wide The Brand, une nouvelle marque pour hommes de grande taille qu’il a cofondée avec deux autres professionnels de la mode. Un mois plus tard, l’objectif de 50 000 $ était non seulement atteint, mais aussi légèrement dépassé.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Mahrzad Lari, fondateur de Wide The Brand

« Ce n’est pas parce que tu portes du 4X, du 5X ou du 6X que tu n’aimes pas ton corps et que tu n’es pas capable de t’habiller correctement », observe Cédric Dembé. Pour cet étudiant en design d’intérieur qui porte généralement du 4X, les difficultés ont commencé au secondaire, alors qu’il est devenu très difficile de trouver des habits à sa taille. Presque toujours, il revenait les mains vides de ses virées de magasinage au centre-ville avec ses amis. À la déception s’ajoutent aussi la honte, le jugement du personnel en boutique et le sentiment de ne pas être bienvenu. Ayant appris à coudre, il est devenu un maître des altérations.

Cantonnés à la marge

« Ils n’ont qu’à maigrir » : c’est une phrase que Cédric, qui fait du mannequinat à ses heures, dit avoir souvent entendue lors de séances photo. D’entendre que développer des grandes tailles équivaut à encourager l’obésité le choque.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Cédric Dembé : « Ce n’est pas parce que tu portes du 4X, du 5X ou du 6X que tu n’aimes pas ton corps et que tu n’es pas capable de t’habiller correctement. »

« On a tous une physionomie différente. Certains vont être minces, d’autres obèses, ça fait partie de la vie », répond-il.

« Que tu n’aimes pas mon corps, que tu ne le reconnaisses pas comme valide, je ne peux pas me promener toute nue dans la rue, affirme Nadia Tranchemontagne. S’habiller, c’est un droit. Et on devrait aussi avoir le droit de s’habiller selon nos goûts. »

De plus, cantonner les grandes tailles dans des magasins spécialisés accentue la ghettoïsation, selon Béatrice Tachet, professeure dans des écoles de mode et de commerce de Paris, qui a publié en 2019 une thèse sur le marché de la mode grande taille. « Les femmes se sentent beaucoup comme dans des ghettos dans ces magasins, même si elles y sont très bien reçues et trouvent ce qu’elles veulent. »

Pour Nadia, cette frilosité du milieu de la mode à investir le marché taille plus est une manifestation de la grossophobie internalisée. Un point de vue que partage Cédric Dembé. « Je pense qu’il y a des gens qui ne veulent pas de nous comme clients, tout simplement », réfléchit Julie Artacho.

Sonia Lévesque, qui est diplômée en marketing à HEC Montréal et enseigne la mode au cégep Marie-Victorin, croit elle aussi que beaucoup d’entreprises refusent d’être associées aux grandes tailles.

Même si elles ne le disent pas, elles ne veulent pas se coller à la femme taille plus parce qu’elle est dévalorisée. La grossophobie est assurément là. C’est un des derniers tabous.

Sonia Lévesque, enseignante en mode au cégep Marie-Victorin

Dans les grands détaillants qui tiennent des tailles plus, celles-ci sont souvent reléguées au fond du magasin, sans indications claires, avec un choix limité. Chez certains, comme H & M et Old Navy, les tailles plus sont offertes seulement en ligne.

« Nous avons décidé de retirer notre sélection de taille plus de nos magasins [en 2007] pour améliorer l’offre à long terme », a précisé par courriel la directrice des communications de Gap Canada, Heather Hopkins. Elle ajoute qu’Old Navy prévoit agrandir la gamme de tailles offertes en magasin vers la fin de l’été.

Chez H & M Canada, aucun porte-parole n’était disponible pour une entrevue. Toutefois, le responsable des relations publiques a tenu à préciser que l’entreprise « est définitivement inclusive avec des tailles en magasin allant de XXS à XXL ».

Pour Nadia, Julie et Cédric, la mode ne sera réellement inclusive que lorsque toutes les tailles seront facilement accessibles en magasin.

Il y a des petites entreprises qui essaient d’avoir un impact et c’est important. Mais je pense que tant que les grands acteurs n’embarqueront pas, ce ne sera jamais complètement satisfaisant.

Nadia Tranchemontagne

Béatrice Tachet, qui a longtemps travaillé dans l’industrie de la mode française, est peu optimiste. « Il y a plein de choses qui bougent, mais il ne faut pas croire qu’il y aura des grandes tailles dans tous les magasins. Financièrement parlant, ce n’est pas un modèle d’affaires qui est possible. »

1. Deborah A. Christel et Susan C. Dunn, International Journal of Fashion Design, Technology and Education, publié en ligne en 2016. DOI : 10,1080/17543266.2016.1214291

Consultez l’étude (en anglais)

Le défi des tailles plus

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

Laurence Lafond et Jeanne Lebel, cofondatrices de J3L Lingerie

Au-delà de l’idéal de minceur encore bien implanté dans l’industrie de la mode, de nombreuses contraintes freinent le développement des tailles plus.

« Je connais beaucoup de designers qui ont essayé et tout le monde se plante, constate la designer Sonia Lévesque, qui se spécialise dans les vêtements taille plus sur mesure. C’est très dommage, mais ils ne savent pas dans quoi ils s’embarquent. »

Plus de cuisses, de ventre ou de fesses

« Déjà, pour n’importe quelle femme, quand on magasine, tout ne nous fait pas toujours parfaitement, note Sonia Lévesque. On a notre silhouette à nous. Chez les tailles plus, c’est un fait exacerbé parce que personne n’engraisse vraiment de la même façon. Certains vont avoir plus de bras, d’autres plus de ventre ou de cuisses. C’est difficile pour une entreprise de répondre à toutes ces silhouettes, donc le designer doit choisir laquelle favoriser, quitte à faire plusieurs offres. »

Les fondatrices de J3L Lingerie, Jeanne Lebel et Laurence Lafond, le constatent d’ailleurs lors de leurs essayages.

Le produit tombe différemment sur tout le monde. On a beau essayer d’aller chercher le 3XL le plus parfait, il y a quelqu’un à qui ça va faire, et ça va être couvrant, et quelqu’un à qui ça ne fera pas parce qu’elle ne sera pas capable de passer ses cuisses dedans.

Jeanne Lebel, cofondatrice de J3L Lingerie

Or, les attentes des clients sont élevées. « Il faut accepter que ça ne fasse pas bien à tout le monde, ce qui est un défi aussi pour la cliente parce qu’elle est frustrée, affirme Sonia Lévesque. Les pantalons ne sont pas mal faits, ils ne sont juste pas faits pour toi. Mais vu qu’on a moins de choix, c’est là que le bât blesse. »

Les écueils de la gradation

La gradation permet d’obtenir un vêtement en différentes tailles, à partir d’une taille de référence. Un procédé mathématique, qui ne tient toutefois pas compte des subtilités du corps.

PHOTO ROBERT SKINNER, LAPRESSE

Mahrzad Lari

Le corps humain ne grossit pas proportionnellement partout. Prenez les manches, c’est très rare que les bras vont augmenter en longueur et en circonférence également selon toutes les tailles. Arrivé au 6X, tu es rendu avec un parachute.

Mahrzad Lari, cofondateur de Wide The Brand

« Quand on fabrique de la grande taille et qu’on n’est pas un spécialiste, on va finir par faire des trucs qui sont un peu informes », confirme Béatrice Tachet, professeure dans des écoles de mode et de commerce de Paris et autrice d’une thèse sur le marché de la mode grande taille.

La création et la gradation de patrons pour les grandes tailles ne sont pas enseignées dans les écoles de mode au Québec, déplore Sonia Lévesque. « Il y a un problème de main-d’œuvre spécialisée. Il y a des gens qui sont prêts à leur montrer, moi, je suis là pour ça, mais les gens ne sont pas nécessairement au courant ou l’apprendre ne les intéresse pas nécessairement non plus. »

Même espace, même budget

Selon Béatrice Tachet, le modèle d’affaires traditionnel, qui est par ailleurs en train d’évoluer avec la popularité du magasinage en ligne, freine l’élargissement de l’offre de tailles en magasin. « À partir du moment où vous avez un parc de magasins, vous devez y offrir toutes les tailles en début de collection et, du coup, ça vous oblige à avoir un stock minimum très important. » Cela signifie aussi, bien souvent, de produire plus de pièces avec le même budget, donc moins de nouveautés. Pourquoi alors ne pas laisser tomber les très petites tailles ? « Il y a les adolescentes et les marques de mode veulent attirer les jeunes femmes dans leurs boutiques », répond Mme Tachet.

Le manque de rentabilité est un argument souvent invoqué par les détaillants pour retirer les tailles plus de leurs magasins, voire pour les délaisser complètement. Béatrice Tachet donne l’exemple de H & M qui a supprimé la section des tailles plus de son grand magasin du boulevard Haussmann à Paris. « Ils n’ont pas fait de communication dessus et c’était caché dans le magasin. Évidemment, après, c’est facile de dire que ça ne fonctionne pas. Et ça donne bonne conscience à l’égard des consommatrices grande taille : “Vous savez, on a essayé, mais vous ne venez pas acheter chez nous.” Sauf qu’elles ne sont pas au courant ! »

À la recherche des bobettes parfaites