Avec Kaiser Karl, la journaliste du quotidien Le Monde Raphaëlle Bacqué signe un livre passionnant sur le mystérieux créateur de mode Karl Lagerfeld, mort le 19 février dernier à 85 ans.

Célèbre dans le monde entier, Karl Lagerfeld dessinait les collections pour Chanel, Chloé, Fendi et sa propre marque, mais restait un personnage énigmatique.

Le créateur, surnommé le Kaiser, a régné tel un empereur sur le monde de la mode pendant 60 ans. Il a réinventé son passé, menti sur ses origines, et même sur sa date de naissance. « Il avait une telle volonté de maîtriser sa vie que, très tôt, il recompose entièrement la vie de ses parents, tout comme son enfance », explique l’auteure Raphaelle Bacqué, jointe à Paris. Karl Lagarfeld, né en 1933 à Hambourg, en Allemagne, a de la difficulté à assumer son passé. « C’est pour cela qu’il a menti sur la nationalité de son père, un homme d’affaires polyglotte de Hambourg, qui a continué à diriger son entreprise pendant la guerre. Pour Lagerfeld, au début, il était tout sauf allemand, il disait qu’il était parfois suédois ou alors danois. »

Puissant, généreux et cruel

PHOTO ASTRID DI CROLLALANZA, FOURNIE PAR RAPHAELLE BACQUÉ

Raphaelle Bacqué, journaliste et auteure de Kaiser Karl

Raphaelle Bacqué raconte qu’il y a eu deux phases à son enquête qui a duré deux ans. La première, du vivant de Lagerfeld, car elle sentait bien la crainte et l’intimidation que le créateur inspirait, et la deuxième, après sa mort, car les langues se sont déliées.

« Il était extrêmement puissant et richissime. Il n’aimait pas le surnom de Kaiser, alors qu’il lui va très bien. Il a adopté tous les traits de l’empereur, à la fois la cour, l’empire et les possessions, car il n’a eu de cesse d’étendre ses possessions et son influence. »

Lagerfeld a une véritable cour autour de lui. On découvre dans ce livre qu’il est très généreux, qu’il peut couvrir de cadeaux ses amis, mais qu’il peut être aussi très cruel. « Au début, il a des amis qui l’inspirent et, peu à peu, ils sont remplacés par des collaborateurs qui lui doivent tout, car tous ceux qui pourraient être ses égaux disparaissent. Des gens sont écartés et bannis, soit parce qu’ils ne l’inspirent plus, soit parce qu’ils n’étaient plus exclusivement à son service. Il était extrêmement possessif, comme avec l’égérie de Chanel, Inès de la Fressange. Ils ont été extrêmement proches, mais son futur mari italien, Luigi d’Urso, n’était absolument pas impressionné par Lagerfeld. Il y a eu un mélange de rivalité, agacement et jalousie… Il l’a écartée et personne chez Chanel n’a osé dire quoi que ce soit. »

PHOTO CHARLES PLATIAU, ARCHIVES REUTERS

Présentation de la collection automne-hiver 2006/2007 prêt-à-porter de Chanel.

Dans Kaiser Karl, on traverse toutes les époques et on plonge dans les nuits folles des années 60, 70 et 80, où on croise Andy Warhol, Yves Saint Laurent, Sonia Rykiel. « Karl Lagerfeld traverse le siècle, vit la guerre, puis le contraire avec cette pulsion de vie jusqu’à la décadence dans les années 60 et 70. Il a bien conscience de ce que représente cette période de fête, de liberté sexuelle et de recherche de l’inspiration dans la drogue. Il finance des fêtes spectaculaires et décadentes, même s’il n’y passe qu’une heure, car ces fêtes lui donnent une image de “punk aristo romanesque” alors que c’est un “travailleur acharné qui a une discipline de fer” », indique l’auteure.

La journaliste évoque aussi le grand amour de la vie de Lagerfeld, Jacques de Bascher, un dandy d’une grande beauté, cultivé, excessif, oisif. « Il est entretenu par Karl Lagerfeld, il devient sa muse, son envoyé spécial dans la nuit parisienne et il commet cette transgression suprême, séduire le grand rival de Lagerfeld, Yves Saint Laurent, ce qui va secouer le petit monde de la mode. »

C’est ce qui frappe Raphaelle Bacqué : « Les deux plus grands couturiers de leur génération ont partagé le même amant ! s’exclame-t-elle. Mais Lagerfeld a le sentiment de dominer son rival, car Yves Saint Laurent vit une passion dévorante qui finira mal. »

PHOTO FABRIZIO BENSCH, ARCHIVES REUTERS

Karl Lagerfeld est passé mettre dans l’art du marketing. Il a notamment fait de sa silhouette le logo de sa marque.

Saint Laurent, son grand rival

On les a surnommés Mozart et Salieri. Ils gagnent le même concours en 1954, et ils ne vont cesser de se mesurer l’un à l’autre. « Du point de vue de la création, Saint Laurent a gagné, car il restera celui qui a inventé le smoking féminin et la saharienne. Lagerfeld a gagné sur la distance, mais aussi dans la compréhension de la mutation économique que la mode a subie, elle est passée de l’artisanat à une industrie. » Même s’ils ont des points communs, ils ont des personnalités opposées : « la sexualité angoissée pour l’un contre l’absence de sexualité chez Lagerfeld, la discipline de Lagerfeld contre la décadence pour Saint Laurent », énumère-t-elle.

Car Lagerfeld est un bourreau de travail, il enchaîne les collections et les succès. « Il a fait de Chanel une maison florissante, il avait une immense liberté, des moyens spectaculaires, c’est ce qui lui a donné cette longévité et cette puissance dans le monde de la mode », estime l’auteure.

IMAGE FOURNIE PAR LES ÉDITIONS ALBIN MICHEL

Kaiser Karl, de Raphaëlle Bacqué

« Il a intégré le marketing et la publicité. Il a fait de lui-même un logo, sa silhouette, lunettes noires et queue de cheval, est connue dans le monde entier. »

Mais l’exploit le plus grand est sa longévité, il absorbe les changements, est toujours aux aguets, n’a pas peur de marier le luxe et le bon marché. Il est d’ailleurs le premier grand couturier à collaborer avec H&M. « Il a vécu dans un monde où la jeunesse est continuellement exaltée. Se maintenir au plus haut niveau jusqu’à 85 ans est un exploit et ça suppose un effort de chaque instant », analyse Raphaëlle Bacqué.

Était-il immortel ? « Les empereurs et les rois finissent par croire que la mort ne les atteindra pas comme le commun des mortels. C’est ce que pense Karl Lagerfeld, jusqu’au bout, il a pensé qu’il pourrait guérir de son cancer, et que la mort ne viendrait pas. »

Le créateur est mort seul, accompagné de son garde du corps, Sébastien Jondeau. « C’est le lot des hommes de pouvoir, la solitude les guette. Je ne sais pas s’il a souffert de solitude, car ses journées étaient très remplies. Le soir, il n’était pas mondain, il rentrait chez lui dans cet appartement ultramoderne, d’une blancheur clinique. Il dînait seul le soir avec son garde du corps dans la cuisine. »

Lagerfeld sans lunettes noires

Raphaëlle Bacqué a rencontré Karl Lagerfeld en tête à tête, un moment marquant pour l’auteure. « Ce qui m’a frappée, c’est qu’il est arrivé comme le font les gens qui ont du pouvoir, dans un mélange de séduction et d’intimidation à mon égard. Plein d’esprit, il maîtrise la conversation. Il a enlevé ses lunettes noires, ce qu’il ne faisait jamais, pour me laisser croire à une forme d’intimité entre nous et de dévoilement, ce qui était faux. Il avait un regard doux, plus naturel, mais il fuyait le naturel, car il s’est entièrement construit, son physique inventé et artificiel correspondait à sa volonté, car il n’a cessé de jouer avec tous les artifices inimaginables. Il était très raffiné et ce déguisement qu’il mettait, ses gants, ses costumes, ses bijoux, ses lunettes, contrastait avec son extrême sophistication. »

Kaiser Karl. Raphaëlle Bacqué. Éditions Albin Michel. 256 pages.