Qu'ont en commun Steve Jobs, Barack Obama et Mark Zuckerberg ? Ils ont décidé de s'habiller chaque jour de la même façon, histoire d'éliminer « les décisions non cruciales » de leur vie. Ne reculant devant rien, deux de nos journalistes ont tenté l'expérience et ont arboré la tenue vestimentaire de Mark Zuckerberg pendant un mois. Explications et compte rendu.

Un uniforme pour gagner du temps

Chaque matin, l'auteur américain Joshua Becker ouvre la porte de sa garde-robe et s'habille sans réfléchir. Les vêtements qu'il possède pourraient tenir dans une grosse valise : il a 33 morceaux, souliers, manteaux, vestes, bagues et ceintures compris.

« Je trouve qu'il y a quelque chose de très satisfaisant dans le fait de regarder sa garde-robe et d'aimer tout ce qu'on y voit, dit M. Becker, auteur du blogue Becoming Minimalist, joint à Phoenix, en Arizona, où il habite avec sa famille. Je ne me souviens pas de la dernière fois où je me suis demandé : "Qu'est-ce que je vais mettre aujourd'hui ?" »

L'idée de ne posséder qu'un nombre limité de pièces de vêtements lui est venue d'un défi lancé il y a quelques années par l'auteure Courtney Carver. Il a tellement aimé l'expérience qu'il a intégré cette habitude dans sa vie. Il a fait le récit de sa tenue vestimentaire minimaliste sur son blogue, et c'est devenu l'un des billets les plus populaires : il a été « partagé » plus de 250 000 fois sur Facebook.

« Diminuer la quantité de vêtements semble vraiment toucher les gens, dit-il. C'est une chose à la fois très facile à faire et très concrète. »

De Steve Jobs à Obama

L'idée de réduire le contenu de sa garde-robe et de s'habiller toujours de la même façon, ou presque, peut prendre plusieurs formes. Mais l'idée sous-jacente est la même : simplifier, simplifier, simplifier.

Steve Jobs s'habillait toujours avec un jeans Levi's et un col roulé noir dont il avait commandé une centaine d'exemplaires au designer japonais Issey Miyake. Dans sa biographie écrite par Walter Isaacson, Jobs raconte avoir décidé de toujours porter les mêmes vêtements après avoir vu les uniformes que portaient les employés de Sony au Japon au début des années 80, eux-mêmes dessinés par Miyake.

Le président américain Barack Obama, quant à lui, a choisi de n'avoir que des complets gris ou bleus. En entrevue à Vanity Fair, Obama a déjà décrit sa stratégie ainsi : « J'essaie d'avoir moins de décisions à prendre. Je ne veux pas décider quoi porter ou quoi manger. J'essaie de retirer de ma vie les problèmes quotidiens qui absorbent les gens pour une bonne partie de leur journée. »

Mais l'adepte le plus assumé de la théorie de la simplicité vestimentaire est sans doute le fondateur et PDG de Facebook Mark Zuckerberg. Le milliardaire de 31 ans ne porte que des t-shirts gris, des jeans et des kangourous gris - mais il enfile tout de même un smoking lors de soirées où une tenue de gala est exigée.

Lorsqu'il est retourné au travail après un congé de paternité en janvier, Zuckerberg a diffusé une photo de sa garde-robe minimaliste, avec la question : « Premier jour au boulot après mon congé de paternité. Comment devrais-je m'habiller ? »

La stratégie de Zuckerberg vise à lui permettre de dépenser son énergie ailleurs que dans le choix de ses vêtements. « Je veux simplifier ma vie pour être certain d'avoir le moins de décisions à prendre à propos de tout ce qui n'est pas lié à [Facebook] », a-t-il déjà déclaré. Son look a même inspiré un poisson d'avril : cette année, les boutiques H&M ont annoncé à la blague qu'elles lançaient une « Collection Zuckerberg » constituée uniquement de t-shirt gris et d'un jeans.

Porter chaque jour les mêmes vêtements - même des vêtements banals comme un t-shirt gris - peut également être une façon de créer un personnage fictif, croit Liza Petiteau, chargée de cours en psychosociologie de la mode et du vêtement à l'École supérieure de mode de Montréal.

« S'habiller tous les matins de la même façon permet à l'individu de se "libérer des affres du choix", mais cela sert aussi - malgré les apparences - à se distinguer des autres, explique-t-elle. C'est comme le logo d'une marque. Chez Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, le vêtement est une signature visuelle. Celui qui porte cet uniforme devient un personnage reconnaissable. »

Réels bénéfices

En théorie, c'est indéniable : ne pas avoir à choisir ses vêtements supprime au moins 365 décisions par année. Entre l'âge de 6 ans et celui de l'espérance de vie moyenne au Canada, soit 82 ans, c'est donc plus de 27 000 décisions qui sont ainsi éliminées.

Les effets de se libérer d'autant de décisions sont-ils perceptibles ? Joshua Becker croit que oui.

« Je gagne du temps le matin, mais je gagne aussi du temps que je consacrerais au magasinage. Au fil des années, j'économise aussi beaucoup d'argent. L'auteur Henry David Thoreau a déjà dit : "Chaque génération aime se moquer des anciennes modes, mais suit religieusement les nouvelles." Avoir peu de vêtements vous permet de moins vous plier aux diktats des tendances du jour. »

S'habiller toujours de la même façon a un aspect iconique, une façon de « sortir du lot », reconnaît Joshua Becker, dont le prochain livre, The More of Less : Finding the Life You Want Under Everything You Own, qui doit paraître en mai, parle notamment de simplifier sa tenue vestimentaire.

« Quand vous lisez un livre pour enfants, les personnages principaux sont toujours habillés de la même façon tout le long de l'histoire. C'est une image qui rend le personnage iconique, qui laisse une trace dans votre esprit. »

PHOTO REUTERS/ALBERT GEA

Mark Zuckerberg

Un mois dans les vêtements de Zuckerberg

T-shirt gris, jeans foncé : nos journalistes ont joué le jeu et se sont habillés comme Mark Zuckerberg chaque jour durant le mois de mars. Compte rendu de deux expériences bien différentes.

Passer incognito



29 février

Notre petite expérience débute demain. Je regarde les vêtements qui m'accompagneront durant les prochaines semaines... Déjà, le gris du chandail me déprime. Je crains de me faire remarquer à force d'être habillée de la même façon. Que vont penser les gens ? Comment pourrais-je ajouter de la variété à mon uniforme ? Avec des accessoires, pardi ! Les foulards colorés seront mes fidèles alliés pour traverser le mois.

3 mars 

Une collègue me complimente à propos de mon foulard. Deux jours plus tôt, elle avait aussi aimé une de mes écharpes. Aucun commentaire sur mon chandail, toutefois. Je passe toujours incognito.

8 mars

C'est mon anniversaire ! La bonne humeur est au rendez-vous. Dans la garde-robe, les robes me font de l'oeil. Cette occasion spéciale mérite d'être soulignée avec des vêtements appropriés, mais l'expérience l'interdit. Les sorties de la semaine se font donc avec mon terne chandail gris. Constat : mon habillement est souvent le reflet de mon humeur, mais impossible ici de l'exprimer comme je le souhaite. Finalement, je râle un peu.

16 mars

J'ai l'impression d'être habillée en pyjama ; mon uniforme est en « mou ». Point non négligeable, toutefois : je ne peux nier le gain de temps en matinée. Impossible de changer de tenue une ou deux (ou trois) fois. Résultat : pas besoin de courir pour attraper le bus.

22 mars

Je commence à apprécier l'expérience. Plus besoin de penser pour s'habiller, c'est devenu un automatisme. C'est moins compliqué le matin. Et en plus, je ne me soucie plus de ce que pensent les autres. C'est mon uniforme et je n'y peux rien. Ainsi l'a décidé Mark Zuckerberg.

30 mars

Cette petite expérience me fait réfléchir. Ai-je vraiment besoin de tous mes vêtements ? Pourquoi tous ces achats ? Je réalise que quelques tenues suffisent. Est-ce cela qu'on appelle le brainwashing ?

31 mars

Finalement, l'expérience se termine sans trop de heurts. Je fais mon coming out aux collègues et je réalise que personne n'a rien remarqué ! Conclusion ? On accorde beaucoup trop d'importance à son apparence, alors que souvent, personne n'y prête attention. Mais déjà, je réfléchis... que vais-je mettre demain ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Une chose en moins

1er mars

Achat d'une flopée de t-shirts gris et de jeans dans une boutique du centre-ville de Montréal. La caissière n'a pas paru surprise par ces articles identiques. L'idée de toujours porter les mêmes vêtements est peut-être plus populaire qu'on ne le croit ? Ou bien l'achat compulsif est pandémique. Je penche pour la seconde explication.

7 mars

Premier lundi de l'expérience. Une tempête de neige promet des routes engorgées ce matin. C'est le premier matin où je constate qu'enfiler un t-shirt et un jeans en moins de 30 secondes est très pratique. Je n'ai jamais été obsédé par la mode, et l'efficacité a toujours eu le dessus, mais là, l'efficacité est poussée à un tout autre niveau.

9 mars

Lancement du livre d'une amie dans le Vieux-Montréal. Les gens ont fait un effort pour bien s'habiller, mais j'ai toujours mon t-shirt gris. Disons que je me suis déjà senti plus « gagnant » en agréable compagnie, même si personne ne semble faire attention à mon accoutrement. Aussi : ma blonde a commencé à m'appeler Mark Zuckerberg.

14 mars

Ce matin, je regarde avec un brin d'envie mes chemises qui patientent dans ma garde-robe. Un brin seulement. J'attrape un t-shirt et continue ma journée.

21 mars

Enfiler mes vêtements le matin est devenu aussi automatique que de me brosser les dents. J'ai plus de temps : pas de chemise à repasser entre deux cuillerées de céréales. Je repense à cette phrase de Matilda Kahl, la directrice artistique new-yorkaise qui porte les mêmes vêtements chaque jour depuis des années : « Avez-vous déjà établi un paiement automatique de facture sur le Net ? Est-ce que ça vous a plu d'avoir une chose en moins à vous soucier chaque mois ? » C'est exactement comment je me sens. Une chose en moins à me soucier chaque jour.

26 mars

Brunch de Pâques chez la belle-famille. Finalement, je ne me sens pas mal d'être en t-shirt. Un t-shirt gris foncé porté avec un jeans propre est un uniforme qui marche pour presque toutes les occasions. Mark Zuckerberg a peut-être une garde-robe minimaliste, mais cette expérience suggère qu'il ne l'a peut-être pas choisie au hasard.

31 mars

Le dernier jour de notre petit défi. Je demande à ma patronne si elle a remarqué que je m'étais habillé tous les jours de la même façon depuis un mois. Elle éclate de rire, et finalement dit « non ». Voilà, messieurs, dames. Personne ne remarque. Je crois que j'ai trouvé mon nouvel uniforme pour le travail. Je retourne à la boutique ce soir acheter d'autres t-shirts gris.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Le chemisier blanc de Matilda

Directrice de création à New York, Matilda Kahl s'habille de façon identique au travail chaque jour depuis quatre ans. Un témoignage sur sa philosophie publié l'an dernier dans Harper's Bazaar lui a donné un auditoire international. Entrevue.

Avant une réunion importante, un lundi matin, il y a quatre ans, Matilda Kahl regardait dans sa garde-robe et ne savait pas quoi choisir. Ses essayages et réessayages ont fait grimper son niveau de stress, puis l'ont mise en retard. « Ce n'était pas le premier matin où j'expérimentais cette panique non nécessaire, écrit-elle. Mais ce jour-là, j'ai décidé que ce serait le dernier. » Depuis, Matilda porte toujours les mêmes vêtements au travail : un chemisier de soie blanche (dont elle a acheté 15 exemplaires), une boucle au cou et des pantalons noirs. L'an dernier, Harper's Bazaar lui a demandé de raconter son histoire, laquelle est vite devenue virale sur le Net, si bien que ses collègues organisent désormais une « Journée Matilda » pendant laquelle ils s'habillent tous comme elle. La Presse l'a interviewée.

Vous portez les mêmes vêtements au travail depuis maintenant quatre ans. Est-ce que vous considérez toujours cela comme une expérience, ou bien c'est devenu une partie de votre personnalité ?

En fait, je n'ai jamais vraiment considéré cela comme une expérience. Au bout d'une semaine, je voulais que ça devienne permanent ! J'ai senti un soulagement dès le départ et je pouvais mieux me concentrer au travail. C'était évident que je venais de trouver une solution qui allait bien avec ma personnalité et mon style de vie. Pour répondre à votre question, c'est devenu une partie de qui je suis. Dès que j'enfile mon uniforme, je me sens en contrôle et je suis dans un état d'esprit productif.

L'an dernier, vous avez écrit un article sur votre uniforme, et il est devenu viral sur l'internet. Comment c'est arrivé, et est-ce que ç'a changé votre vie au quotidien ?

Oui, c'est devenu viral et j'ai été la première surprise. Ç'a commencé quand Harper's Bazaar m'a demandé d'écrire un témoignage sur mon uniforme. Deux jours après que l'article a été mis en ligne, l'émission Good Morning America m'a appelée pour une entrevue. Je ne le savais pas, mais l'article avait déjà été partagé 30 000 fois [il a été partagé plus de 120 000 fois aujourd'hui]. De m'asseoir à la télé en direct devant des millions de personnes, de donner des entrevues à la radio, au Guardian, à la BBC, ça me sortait de ma zone de confort. J'ai commencé à recevoir des lettres de gens qui me disaient que mon histoire les avait inspirés, de femmes qui m'ont dit qu'elles avaient commencé à porter leur propre uniforme au travail. J'ai été très reconnaissante et inspirée par ces témoignages. En fait, je suis surtout heureuse de voir que mon histoire a mis en lumière les différents standards entre les hommes et les femmes en ce qui a trait à notre apparence au travail. Il y a beaucoup de pression sur les épaules des femmes pour maintenir une apparence vestimentaire sans failles au travail et ailleurs. Pour les hommes, c'est différent. Ils sont pris au sérieux, peu importe ce qu'ils portent, et je doute qu'ils mettent autant d'efforts à choisir leurs vêtements.

Vous habillez-vous différemment en dehors du travail, la fin de semaine ou lors d'occasions spéciales ? Avez-vous continué à magasiner ?

Le soir et la fin de semaine, je porte des vêtements qui sont très différents de mes vêtements au travail. Quand je sors avec des amis, j'aime porter des vêtements colorés, des motifs, des robes et des talons hauts, alors c'est un contraste assez grand. Mais je magasine moins en général depuis que je porte mon uniforme. Je suis devenue moins matérialiste, car mon uniforme me rappelle que vous n'avez pas besoin de vêtements luxueux pour bien faire votre travail, ou pour être heureux. Mais quand je magasine, je suis devenue plus audacieuse dans mes choix. Je crois qu'avoir des couleurs dans ma vie à l'extérieur du travail est un effet secondaire de m'habiller en noir et blanc durant la journée.