Attention, danger. La culpabilisation serait aujourd'hui la manière la plus répandue d'exprimer son mécontentement, affirme le psychiatre et psychanalyste français Robert Neuburger. L'auteur d'un court essai sur la question, L'art de culpabiliser, était de passage à Montréal cette semaine. Compte rendu de l'entretien.

Q: Vous avez écrit un livre, été interrogé par tous les médias français et vous voilà maintenant au Québec. Ma parole, la culpabilisation est un sujet populaire?

R: C'est un sujet très important. Les gens sentent que c'est un problème au sein de leur couple (...). Il faut dire qu'il n'y a pas beaucoup d'alternatives. Si vous n'êtes pas content, il n'y a pas 36 moyens de l'exprimer.

Q: Et est-ce que ça marche?

R: Non, c'est pas terrible. Cela pousse à une utilisation par l'autre de la même arme. Je fume trop? Et toi, si tu faisais attention à ta ligne? Il y a risque d'escalade.

Q: Mais est-ce qu'un commentaire est forcément culpabilisant?

R: Quelques fois, cela arrange les gens de voir une tentative de culpabilisation. Si tu me dis que je te fais souffrir chaque fois que j'allume une cigarette, moi je peux entendre que tu me culpabilises. Du coup, la question de la cigarette est évacuée. Dans les couples, c'est ça le risque. Ce sont des jeux dangereux qui amènent souvent les gens en consultation.

Q: Et comment s'y prend-on pour culpabiliser l'autre, au juste?

R: Il y a plusieurs techniques. La première: la technique paternelle, au nom d'une morale ou d'une norme. «J'ai consulté le docteur machin, il me dit que tu dois absolument arrêter de fumer.» La seconde: la technique maternelle (parce que ce sont les mères qui ont inventé ça), à savoir la dette d'amour. Attention, il n'y a pas que les mères qui s'en servent. «Moi qui me suis sacrifié pour toi.» Et la troisième: la technique fraternelle, née du manque de solidarité. «J'ai tenu ma parole, pas toi.»

Q: Vous écrivez que la technique de culpabilisation fraternelle, plus fréquente au sein des jeunes couples - souvent plus égalitaristes- , est particulièrement dangereuse. Pourquoi?

R: «Je fais les courses, tu fais la vaisselle», question d'égalité et de réciprocité. C'est particulièrement dangereux parce que cela désexualise le couple. On est une équipe, donc tout le monde bosse. Mais vous n'êtes pas en couple pour faire partie d'une équipe! Attention de ne pas confondre la dimension couple et la dimension parent. La limite, c'est le lit. Si au lit, vous discutez de «qui fait quoi», votre couple est en danger.

Q: Tout cela est très beau en théorie, mais en pratique ...

R: Un couple n'est pas virtuel. Il faut ménager du temps pour les deux. C'est vital. C'est la complémentarité dans le couple qu'il faut viser.

Q: Revenons à la culpabilité. Comment fait-on, alors, sans le culpabiliser, pour demander quelque chose à l'autre?

R: Il y a beaucoup à apprendre du côté de la séduction. C'est une arme, vous savez.

Q: Chéri, ça me ferait tellement plaisir si tu ramassais tes chaussettes sales! Vous plaisantez? C'est terriblement macho.

R: Mais ça marche mieux.

Q: Bon, passons à un autre sujet: vous écrivez que l'éducation des enfants, à l'inverse, passe par la culpabilisation. Je croyais que cela passait par l'amour, l'écoute?

R: Avec les enfants, il n'y a pas d'éducation qui ne soit pas culpabilisante. L'éducation est basée sur la culpabilité. Bon, basée sur l'amour, l'attention, et la culpabilité. Si vous voulez faire comprendre à un enfant les limites, il va sentir de la culpabilité dans ses transgressions. C'est normal et nécessaire.

Or dans un couple, nous avons affaire à deux personnes qui ne sont plus en âge d'être éduquées, et qui sont allergiques à tout ce qui ressemble de près ou de loin à l'éducation.

Q: Comment on s'en sort, alors, pour être un couple sans fraterniser, communiquer sans culpabiliser?

R: Ce qui aide beaucoup, c'est de décrypter non pas le contenu, mais la façon dont l'autre s'y prend: est-ce que c'est une culpabilisation maternelle, paternelle? Cela permet une certaine prise de distance, de l'humour. Parce que vous savez, on communique mal. Les femmes privilégient la parole mais, le problème, c'est que la parole s'use vite. Il n'y a pas que la parole, il y a aussi l'humour.

Q: Je veux bien. Mais parlons du partage des tâches, LE point de litige de bien des couples. Disons que l'autre n'a toujours pas fait la vaisselle. Si je ne veux pas le culpabiliser, comment je le dis avec humour?

R: (Soupir) Non, avec le partage des tâches, l'humour, on n'y arrivera pas. Je ne vois pas d'humour dans la vaisselle.

- Bon, alors, heu, merci!