Il y a des amitiés d’enfance qui résistent à tout. Aux remous de l’adolescence, au rouleau compresseur de la vie adulte, à la distance, au temps. Et même à la mort. Témoignages et entrevue avec un professeur qui s’intéresse à l’amitié depuis 40 ans.

Sophie Fouron ne compte plus les fois où elle a raconté cette histoire, mais chaque fois qu’elle la raconte, ça l’émeut.

C’était sa toute première journée à la Villa Sainte-Marcelline, une école privée pour filles de Westmount. Elle avait 7 ans. À l’écart du rang, un peu perdue, elle sanglotait. Elisabeth Williams, 7 ans elle aussi, l’a prise par la main : « Veux-tu t’asseoir à côté de moi ? »

« C’est le socle, la fondation de notre amitié, et ça veut tout dire, dit Sophie Fouron, que nous avons rencontrée sur Zoom en compagnie d’Elisabeth Williams. Tu vois toute la bonté et l’empathie de cette enfant-là ? J’ai le goût de pleurer, encore ! »

  • Elisabeth Williams, à gauche, et Sophie Fouron, à droite

    PHOTO FOURNIE PAR SOPHIE FOURON

    Elisabeth Williams, à gauche, et Sophie Fouron, à droite

  • Sophie et Elisabeth, en 1998

    PHOTO FOURNIE PAR SOPHIE FOURON

    Sophie et Elisabeth, en 1998

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Sophie est journaliste et animatrice télé, Elisabeth est conceptrice visuelle pour la télé et le cinéma. La première aime la lumière et a une vie plutôt rangée ; la seconde est bien à l’ombre et a l’âme bohème. La première parle, l’autre écoute. Très différentes, mais complémentaires, elles ont traversé ensemble leur primaire et leur secondaire, puis le début de leur vie d’adulte (elles ont travaillé pour la même maison de production) et les aléas de la maternité et de la vie de pigiste.

Sophie, c’est mon filet de sûreté, mon phare dans la nuit.

Elisabeth Williams

« C’est autant mon ancre que mon soleil », résume Elisabeth, qui puise beaucoup dans la joie de vivre de celle qu’elle considère comme une sœur.

Olivier Chassé a lui aussi connu une belle et longue histoire avec son meilleur ami, Alexis Bluteau, qu’il a rencontré dans la ruelle de la rue Marquette à l’âge de 4 ans. C’est Alexis qui lui a appris à faire du vélo sur un tandem orange. À l’école primaire, les deux garçons revenaient ensemble dîner à la maison, tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre. Ils partageaient le bonheur de jouer.

À l’âge de 13 ans, Olivier a accompagné Alexis et sa famille lors d’un voyage d’un mois et demi aux quatre coins du Canada. Même s’ils ne fréquentaient pas la même école secondaire, leur amitié était scellée. Adolescents, ils ont fait les quatre cents coups ensemble, se rappelle Olivier avec tendresse.

  • Olivier et Alexis, à 6 ans

    PHOTO FOURNIE PAR OLIVIER CHASSÉ

    Olivier et Alexis, à 6 ans

  • Olivier et Alexis à Lake Louise, en Alberta, à 13 ans

    PHOTO FOURNIE PAR OLIVIER CHASSÉ

    Olivier et Alexis à Lake Louise, en Alberta, à 13 ans

  • Olivier et sa conjointe, Andrée-Anne Perrier, avec Alexis et sa conjointe, Ève Châteauvert, le 31 décembre 2015

    PHOTO FOURNIE PAR OLIVIER CHASSÉ

    Olivier et sa conjointe, Andrée-Anne Perrier, avec Alexis et sa conjointe, Ève Châteauvert, le 31 décembre 2015

  • Jeanne et Ellie (à gauche), les filles d’Alexis et d’Ève, et Charlotte et Juliette, les filles d’Olivier et d’Andrée-Anne

    PHOTO FOURNIE PAR OLIVIER CHASSÉ

    Jeanne et Ellie (à gauche), les filles d’Alexis et d’Ève, et Charlotte et Juliette, les filles d’Olivier et d’Andrée-Anne

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« Au début de l’âge adulte, on s’est dit que rien n’allait pouvoir nous séparer, dit Olivier, coordonnateur web pour un théâtre montréalais. On n’était pas des appeleux – c’est plus tard qu’on a commencé vraiment à se confier. Mais depuis toujours, on se comprend en se regardant. »

Ils ont été colocataires, puis leurs blondes sont devenues amies. Ils ont eu leurs enfants presque en même temps et leurs filles aussi sont devenues amies. Les deux familles ont habité le même duplex, rue Marquette.

Rares et précieuses

Les grandes amitiés qui durent depuis l’école primaire sont plutôt rares, parce que les conditions dans lesquelles les amitiés se forgent évoluent avec le temps, explique William Rawlins, professeur à l’École de communication de l’Université de l’Ohio, qui étudie l’amitié depuis la fin des années 1970. Il a même consacré deux livres à ce sujet : Friendship Matters et The Compass of Friendship.

Les enfants deviennent amis essentiellement parce qu’ils sont semblables, dit-il : même âge, même quartier. Ils ont tendance à idéaliser ces amitiés, avec les douloureuses déceptions que cela peut générer. Bien des choses peuvent séparer les amis d’enfance. La distance, la pression de pairs à l’adolescence…

Et à l’adolescence, note William Rawlins, la compréhension de l’amitié évolue : « Quand on développe une compréhension plus mature de l’amitié – ce qui tend à se produire un peu plus tôt chez les filles –, les gens s’attendent à trois choses de leurs amis proches : ils veulent quelqu’un à qui ils peuvent parler, quelqu’un sur qui ils peuvent compter, et quelqu’un avec qui ils ont du plaisir. »

Selon William Rawlins, il y a une part de chance dans ces amitiés qui ont survécu depuis l’enfance, celle de s’être trouvés et d’avoir pu maintenir des circonstances favorables à l’amitié. Mais quand les gens restent amis, c’est surtout parce qu’ils ont continué à remplir leurs attentes envers cette amitié. « L’amitié qui a duré toute une vie, c’est un témoignage du désir et des efforts des amis pour soutenir cette amitié, dit-il. Il faut prendre le temps et définir des rituels sur lesquels les gens comptent. »

Quand on sait les maintenir, ces amitiés sont de « véritables trésors », estime William Rawlins, car chacun est en quelque sort le conservateur de la vie de l’autre.

Ils ont été témoins de ce qui a fait de la personne ce qu’elle est – comment elle a changé, comment elle est restée la même. Ça se traduit par une grande compréhension de l’autre.

William Rawlins, professeur à l’École de communication de l’Université de l’Ohio, qui étudie l’amitié depuis la fin des années 1970

En fait, note le professeur, à force d’être présent aux moments importants, l’autre fait non seulement partie de sa vie, mais il en est le « coauteur ». « Quand on perd cet ami, on perd une partie de soi. »

Une perte profonde

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Olivier Chassé, dans la ruelle où il a rencontré Alexis Bluteau

Alexis Bluteau, qui était directeur technique pour Moment Factory, est mort dans un accident de moto, en octobre dernier, alors qu’il revenait du chalet. Il avait 40 ans.

« C’est un grand vide », laisse tomber Olivier, qui est encore dans le processus de deuil.

Quand son meilleur ami est parti, Olivier était sur le point de se confier à lui au sujet d’un problème de dépendance dont il avait pris conscience et dont il n’avait pas encore parlé. « La porte de sortie, c’était lui, raconte Olivier. Je me surprenais à dire : “Mon plan ne marche plus.” »

Quelques mois plus tard, Olivier a décidé de s’ouvrir à son amoureuse. Il ne consomme plus depuis février. S’il accepte d’en parler publiquement, c’est parce qu’il aimerait s’impliquer auprès des gens qui souffrent de dépendance.

Dans tout ce cheminement, Alexis demeure un guide pour lui.

Alexis reste mon confident. Et je peux retourner chercher chez lui des choses que je n’avais peut-être pas encore captées et une façon de voir la vie.

Olivier Chassé

L’amitié perdure aussi à travers leurs blondes et à travers leurs filles, qui sont toujours amies, et pour qui Olivier tient à rester présent. Olivier habite toujours le duplex de la rue Marquette, qui appartient à la mère d’Alexis.

Sophie Fouron et Elisabeth Williams chérissent la chance qu’elles ont et comprennent l’importance de cultiver leur amitié. Elles se voient souvent, tantôt pour aller marcher, tantôt pour participer à leur petit club de lecture fondé il y a 20 ans. Elles savent qu’à 82 ans, elles iront encore se perdre ensemble dans la montagne pour parler de tout et de rien, sans tabou.

« En vieillissant, on se rend compte de l’importance de ces relations-là, dit Sophie. Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un qui me connaît sous toutes mes coutures, qui ne me juge pas, qui est là. Le bonheur, pour moi, c’est Elisabeth. »