Dans Une journée particulière, d’Ettore Scola (1977), Sophia Loren incarne Antonietta, une mère de famille de six enfants dans les années 1930. C’est une journée particulière parce que Mussolini s’apprête à accueillir en grande pompe Hitler à Rome, à l’approche de la Seconde Guerre mondiale.

C’est aussi une journée particulière parce qu’Antonietta tombe sous le charme d’un voisin de palier de sa tour d’habitation, Gabriele (Marcello Mastroianni), un animateur de radio de gauche en disgrâce. Leur idylle naissante est remarquée par la concierge indiscrète de l’édifice (incarnée par la Québécoise Françoise Berd).

La rencontre entre Antonietta et Gabriele, deux êtres aux antipodes, sera aussi brève qu’improbable. Et sans lendemain.

Gabriele est sur le point d’être envoyé en Sardaigne, dans un camp pour homosexuels. C’est l’histoire d’un amour impossible, mais libérateur. Cette journée particulière débute de manière très ordinaire. Antonietta, les traits tirés, prépare le café pour son mari brusque et bourru, au petit matin. Dans un mouvement de caméra qui balaie toutes les pièces de l’appartement, Ettore Scola suit cette mère dévouée qui réveille ses enfants à tour de rôle, du bambin à l’adolescente. Elle commente défavorablement l’apparence de sa fille, qui lui répond de se mêler de ses oignons.

Antonietta prépare ensuite le déjeuner pour cette progéniture aux yeux mi-clos, prête à aller acclamer Hitler et le Duce. Ce n’est qu’après le départ de ses enfants qu’elle se permettra de manger une bouchée et de boire du café, en récupérant les restes dans les tasses et les assiettes laissées sur la table de la cuisine.

La petite histoire veut qu’il y ait eu des tensions entre Ettore Scola et Sophia Loren sur le plateau de tournage. La grande Sophia a l’habitude d’être accompagnée en tout temps de son équipe pour les costumes, la coiffure et le maquillage. Le cinéaste d’Affreux, sales et méchants lui a bien fait comprendre qu’elle n’en aurait pas besoin. Il la voulait la plus terne possible, sans fard ni artifices, en ménagère ordinaire filmée à travers un filtre sépia.

Ma mère, Marcella, n’a rien d’Antonietta, sinon qu’elle a des lèvres charnues et qu’elle porte un prénom italien que chantait Joe Dassin.

Antonietta, mère italienne exemplaire et malheureuse d’une époque ultra-machiste, se sacrifie pour sa famille et voue un culte à Dieu, à la patrie et au Duce.

Ma mère n’est ni morose ni fasciste. C’est une baby-boomer dont la seule religion a été le « peace and love » et qui avait pour idole de jeunesse Janis Joplin. On pouvait entendre Cry Baby à tue-tête dans les haut-parleurs du salon, du petit parc au bout de la rue lorsqu’on rentrait de l’école. Ma mère n’était pas une ménagère esseulée, mais une infirmière qui a pris sa retraite, il y a quelques années. Pourtant, en revoyant Une giornata particolare récemment, j’ai pensé à elle. « Je ne suis pas votre servante ! » Le nombre de fois où elle a dû élever la voix pour nous répéter ça…

À 28 ans, ma mère avait déjà quatre enfants. Deux couples de jumeaux. Des athlètes de plus ou moins haut niveau, qui mangeaient comme des loups affamés à tous les repas (y compris ma sœur, qui mesure presque six pieds). Quatre ados qui, dans les années 1980, non seulement dévalisaient le frigo, mais invitaient leurs nombreux amis à la maison pour des BBQ improvisés. Le nombre d’assiettes et de verres qui s’empilaient sur le comptoir… Ma mère n’avait pas le temps de s’asseoir à table pour manger que nous avions englouti la montagne de crudités qu’elle avait préparée en entrée. Les lasagnes disparaissaient en moins de deux. Elle préparait de la sauce bolognaise pour une armée. Les deux congélateurs se désemplissaient à vue d’œil. Puis elle faisait la lessive sans discontinuer : les uniformes de soccer, de baseball, de tennis, de hockey.

On ne disait jamais merci dans mon souvenir. On trouvait ça normal. Mais si elle avait le malheur de laisser trop longtemps un plat sur le feu – c’est arrivé un Noël à une chaudrée de fruits de mer gaspésienne –, procurant par mégarde un accent fumé à sa recette, on en faisait un gag pendant des années. Alors que mon père, qui savait à peine se faire cuire un œuf, ne subissait pas le même traitement. On ne s’est jamais trop souciés de savoir si ma mère était heurtée par nos sarcasmes et nos sous-entendus. Sur nos blagues à propos de l’incapacité des boomers à s’adapter aux nouvelles technologies.

« Voyons, maman, ce n’est pas compliqué, programmer un VHS ! » Ce que ma mère a pu endurer comme taquineries, alors qu’elle faisait tout, vraiment tout pour nous.

Nous tenions tout pour acquis. Elle nous prêtait tellement souvent sa voiture que nous en étions venus à croire qu’elle était la nôtre. Elle se « fendait en quatre » pour ses quatre enfants, qui ne méritaient pas tant de sacrifices. Ma mère n’a pas voyagé avant l’âge de 50 ans. Tout ce qu’elle faisait, c’était pour nous. Nous étions ingrats.

Être mère est un rôle ingrat. On ne se rend pas compte à quel point, avant de devenir soi-même parent. Dans toutes les familles que j’ai connues, la mère a toujours été plus souvent que le père la cible des quolibets. Peut-être parce que les mères sont plus indulgentes et bienveillantes ? Ou parce qu’il est entendu que se moquer – même gentiment – d’une femme porte moins à conséquence ?

Est-ce que l’on devine d’instinct, lorsqu’on est enfants, que notre mère risque moins de nous reprocher nos sarcasmes que notre père ? Parce qu’elle nous a portés dans son ventre ? Je ne sais pas. Toujours est-il que je remarque chez mes propres ados cette même propension à l’ironie et à la moquerie bénigne destinées à leur mère. « Voyons, maman, ce n’est pas compliqué, regarder une story sur Instagram ! » Dieu sait où ils ont pêché ça…

Je comprends aujourd’hui que ma mère m’a inculqué les valeurs fondamentales que je chéris dans la vie. Qu’elle a forgé, plus que quiconque, celui que je suis. Ce legs est inestimable. Je trouverai bien une manière baveuse de lui dire un jour. Bonne fête des Mères, Mom.