C’était comme un épisode des Beaux malaises. Fiston au volant, s’aventurant pour la première fois dans les rues de Montréal, un permis d’apprenti conducteur en poche. Et moi à ses côtés, copilote baba se la jouant cool, relaxe, chill, y a pas de soucis, alors que mes nerfs de papa poule se contractaient en paquets tous les 20 mètres. On ne se doute pas toujours de ce qui mijote sous la carrosserie.

« Y a des enfants devant, t’es peut-être mieux de t’arrêter », « Oublie pas de bien regarder à gauche quand tu fais ton stop », « Là, t’es un petit peu trop proche du trottoir », « Tu le vois pas que t’es pas en ligne droite ? À gauche, le volant ! À gauuuche ! ! ! » Je m’exaspérais moi-même avec mes consignes d’éducateur excédé de centre de la petite enfance.

Il a dû deviner que la confiance n’était pas au beau fixe. Surtout lorsque, spontanément – et sans réel danger apparent, pourtant –, j’ai saisi le volant avec ma main gauche pour le redresser d’un coup. À deux ou trois reprises pendant le trajet…

Même Martin Matte, dans l’hilarante scène des Beaux malaises où il apprend nerveusement à conduire à son fils (Édouard Tremblay-Grenier, impassible), ne se rend pas jusque-là dans sa névrose de copilote.

J’ai perçu, dans la lutte féroce entre mon besoin de contrôle et ma volonté d’afficher une confiance inébranlable envers ma progéniture, entre l’accompagnement vers l’autonomie et l’appréhension du danger qui guette – pendant une demi-heure de conduite dans les rues résidentielles paisibles d’un quartier bourgeois –, une métaphore de la parentalité.

J’espérais que ça se passe bien, que je me révèle plus encourageant qu’envahissant, plus serein qu’hésitant. Que Fiston en garde un meilleur souvenir que de ses premiers essais à vélo, sans les petites roues (un lamentable et indiscutable échec). Qu’il ne soit pas tétanisé par la peur, après un traumatisme provoqué par un geste trop brusque de ma part ou une fausse manœuvre qu’il aurait faite par inadvertance.

Je souhaitais aussi, sans en souffler mot, que le miroir du côté du passager soit intact après cette première excursion père-fils au volant, que la carrosserie n’ait pas été endommagée par une collision avec un autre véhicule ou striée par un contact prolongé avec un garde-fou, et que les roues n’aient pas été désalignées par un choc avec la bordure du trottoir. Et aussi, pour tout avouer, que tout le monde soit sain et sauf, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’habitacle, écureuils inclus.

Je m’en faisais pour rien. Fiston a bien sûr fait ça comme un grand. Il en est même ressorti ragaillardi, plus confiant que jamais en ses capacités motrices. Nous n’avons pas reparlé de mes tentatives maladroites de reprendre le contrôle sur sa trajectoire et sa destinée. Je n’ai pas insisté. Il a choisi ses cours pour la rentrée au cégep cette semaine. En me demandant mon avis. J’ai été tiraillé entre l’envie de lui laisser le libre choix de son parcours scolaire sans m’en mêler et l’impulsion de le guider vers ce qui me semble être le plus opportun pour lui. En craignant, si j’insiste trop sur l’à-propos de tel curriculum, de projeter sur lui mes propres désirs pour son avenir.

Un best-seller de psychologie populaire, paru avant même ma naissance, affirmait qu’en matière d’éducation des enfants, tout se joue avant 6 ans. Lorsqu’on est parent d’adolescents, on a parfois l’impression que tout se joue entre 14 et 19 ans.

Je ne parviens pas à me libérer de la crainte irraisonnée que les choix que mes fils feront dans les prochaines années seront déterminants dans leur parcours de vie. Les choix qu’ils font même aujourd’hui. C’est vertigineux, quand on y pense, pour un ado de 14 ou 17 ans.

Auront-ils la motivation nécessaire pour poursuivre leurs études (a fortiori en temps de pandémie) ? Leur route déviera-t-elle vers d’autres sentiers moins fréquentés ? S’en sortiront-ils bien néanmoins ? Sont-ils sur la bonne voie ? Est-ce que tous les chemins mènent vraiment à Rome ? Ou est-ce un adage que les parents se répètent à chaque carrefour, pour se rassurer sur l’avenir de leurs enfants ?

Je me surprends à imaginer où en seront mes fils dans 10 ou 20 ans. En espérant surtout une seule chose : qu’ils soient heureux. Je leur répète souvent – c’est simpliste et fleur bleue, je sais – que le bonheur devrait être leur guide. Tout en sachant que les bonheurs faciles ou immédiats sont éphémères et artificiels, et pas toujours sans conséquences.

Feront-ils les bons choix, cette année, l’année prochaine, dans cinq ans ? Les regretteront-ils ? Regretterai-je moi-même un jour de ne pas les avoir mieux guidés ? Je pensais à ça après avoir saisi d’une main le volant, assis dans le siège du passager. Ai-je été trop prompt à tenter de le redresser ? Fiston offrait-il trop de résistance ? Lui fais-je assez confiance ? Et à son frère, plus indolent ?

L’objectif avoué ou inavoué de la parentalité – de ce que j’en comprends jusqu’à présent –, c’est qu’ils puissent un jour rouler sans les petites roues. En roue libre sur le chemin qu’ils auront choisi de leur propre gré. Qu’ils puissent dévier de leur trajectoire si cela leur apparaît nécessaire ou souhaitable, en pleine connaissance de cause, sans personne pour tenir le volant à leur place. Qu’ils puissent avancer sans craindre d’abîmer la carrosserie de la voiture familiale, sans père poule pour tenter de les remettre sur ce qu’il estime être le droit chemin. Ce sera pour un jour, j’espère. J’y travaille.