Un professeur d’une école secondaire a lu un texte où se trouvait le mot « nègre ». Lorsque Fiston en a entendu parler, par un ami d’une vague connaissance, il en a été offusqué. Le prof l’a-t-il fait à dessein ? s’est-il demandé. Ce serait étonnant, lui ai-je répondu. La conversation était lancée.

On a discuté de la couverture de la nouvelle édition de poche d’Ils étaient dix, d’Agatha Christie, qui a conservé au bas de la page son titre original (Dix petits nègres). « Eux, ils le font exprès ! » J’ai dû lui concéder que l’ancien titre était en effet bien en vue, en caractères presque aussi gros que le nouveau.

Mais que faire de cette journaliste de la CBC qui a perdu son émission, cette semaine, dans la foulée de sa suspension en juin pour avoir notamment mentionné en réunion le titre de l’essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique ? Que faire de cette prof de cinéma de Concordia, qui a parlé du même titre à ses étudiants et qui fait maintenant l’objet d’une pétition exigeant son congédiement ?

Fiston n’en a cure. Il est intraitable. Pour lui, utiliser le N-word, peu importe le contexte, est aujourd’hui inadmissible. « Quel âge avait la journaliste ? Et la prof de cinéma ? » Il en fait une question générationnelle et il n’a pas tort. « Ils peuvent dire le mot s’ils veulent, mais moi, je ne veux plus l’entendre ! »

Il n’est pas le seul. Un ami me racontait cette semaine que son adolescente tient exactement le même discours. Elle aime écouter du gangsta rap. Mon ami en a eu assez d’entendre des paroles violentes et misogynes, alors il a éteint la radio. « Pourquoi tu fais ça ? », lui a-t-elle demandé. « Parce qu’ils n’arrêtent pas de dire N* * * * * ! » Elle s’est vexée. Si les Afro-Américains se sont réapproprié le N-word, ce n’est pas pour que tout le monde le répète, lui a-t-elle expliqué. Quand on est blanc, on le remplace par « neighbour »…

Fiston ne connaissait pas cette convention. Mais il est bien d’accord avec la fille de mon ami. Dire le N-word est un privilège. L’un des rares de la communauté afro-américaine. Ils ont raison. Mais il y a tout de même un paradoxe à en conclure que le mot « nègre » ne doit plus jamais être prononcé, comme Voldemort dans la série des Harry Potter.

PHOTO WONG MAYE-E, ASSOCIATED PRESS

« Il y a eu trop de George Floyd avant George Floyd. La vie des Noirs ne comptait pas davantage avant que l’on en fasse des slogans sur des pancartes », écrit notre chroniqueur.

La négritude revendiquée par Aimé Césaire était avant tout anticolonialiste. Césaire redonnait au mot « nègre » ses lettres de noblesse, ai-je dit à Fiston. Et si Dany Laferrière a inclus le terme dans les titres de ses romans, ce n’est pas pour que celui-ci soit tu par ses lecteurs qui ne sont pas noirs.

Dany a beau dire qu’il est un écrivain japonais, est-ce bien à des blancs-becs de décréter que seuls les afrodescendants sont autorisés à nommer à haute voix le titre de ses œuvres ? N’est-ce pas une autre manière de dicter à un homme noir la bonne façon de faire ? L’Académicien qu’est devenu Laferrière apprécierait-il qu’un lecteur dise Cette grenade dans la main du jeune N-word est-elle une arme ou un fruit ?

Fiston a trouvé avec raison que je tournais le débat en dérision. Je ne lui ai pas expliqué que Dany Laferrière avait complètement réécrit son roman, publié en 1993, après qu’Amadou Diallo, un jeune Guinéen, eut été abattu en 1999 par des policiers new-yorkais. Parce qu’il menaçait de sortir des clés de sa poche. Il y a eu trop de George Floyd avant George Floyd. La vie des Noirs ne comptait pas davantage avant que l’on en fasse des slogans sur des pancartes. Je ne lui ai pas rappelé. Il le sait.

Digression d’un Québécois blanc francophone de la génération X sur un sujet de discorde générationnelle connexe. La majorité des affiches des manifestations du mouvement #BlackLivesMatter au Québec cet été étaient en anglais. Stratégiquement, n’aurait-il pas été utile de trouver davantage de slogans en français afin de sensibiliser et de mobiliser l’opinion publique ? ai-je demandé à Fiston. « C’est un mouvement mondial, qui est né aux États-Unis. Ce n’est pas un débat linguistique québécois ! », m’a-t-il répondu sèchement. Tasse-toé, mononcle, avec tes semonces aux accents de Tokébecicitte ! « Trouvez-vous au moins une version française de N-word ! », lui ai-je demandé cette semaine, légèrement énervé par notre débat. J’ai aussitôt eu l’impression d’être un pépère-la-virgule qui s’offusque davantage de l’expression « bon matin » que du racisme systémique dont sont victimes les Noirs en Amérique depuis des générations.

« Tu peux dire N-mot si t’aimes mieux ! », m’a-t-il lancé, d’un ton sardonique. J’ai eu beau lui rappeler que « nègre » est généralement compris en français comme l’équivalent de « negro », pas du N-word, il ne bronchait pas. Qu’importe. Pour lui, revendiquer le droit de dire le N-word est l’équivalent de banaliser le blackface. « Vous trouviez ça correct il y a 20 ans, le blackface. Aujourd’hui, ce n’est plus acceptable. C’est pareil avec le N-word », dit-il.

Il peut être convaincant, le petit maudit. Et il peut aussi être insolent. Je ne sais pas d’où il tient ça. Quand il remarque par exemple que mon discours sur le N-word ressemble à celui des boomers qui se plaignent de ne plus pouvoir rien dire « comme dans le bon vieux temps » ou qui suggèrent à Jay Du Temple de « sortir du placard » parce qu’il porte du vernis à ongles.

On est toujours le vieux de quelqu’un d’autre. Ça se remarque dans notre vocabulaire. Quand j’étais jeune, il n’y avait pas que les gais qui revendiquaient le droit de dire « fif ». C’était un mot d’usage courant. On se moquait des grands-parents qui, devant une succursale de la SAQ, disaient Commission des liqueurs, et de nos parents qui disaient plutôt Régie des alcools. Aujourd’hui, il m’arrive de dire Club Price en parlant du Costco.

Je souris quand j’entends Berri-de-Montigny, mais combien de temps me faudra-t-il avant de dire correctement Atateken plutôt qu’Amherst ? ITS plutôt que MTS ? AVC plutôt qu’ACV ? Enfant, je regardais Passe-Partout à Radio-Québec. Aujourd’hui, c’est une chaîne YouTube qui relaie des théories du complot pédosataniques.

Tout ça pour dire que se défaire de ses vieilles habitudes n’est pas toujours simple. Les mœurs évoluent. On peut rester accroché au passé et aux préceptes qui ont guidé notre éducation. On peut s’indigner des excès de la rectitude politique. On peut aussi tenter de bonne foi de comprendre pourquoi certains mots et concepts heurtent les autres, notamment les groupes minoritaires. Parce qu’ils sont perçus comme péjoratifs, méprisants ou racistes.

Je ne dirai plus le N-mot en présence de Fiston. Pour ne pas l’offusquer inutilement. J’ai hésité à l’écrire dans cette chronique, même si je considère qu’il est parfois nécessaire à la compréhension des idées qu’on exprime. Lorsqu’on se réfère à une œuvre de Pierre Vallières ou de Dany Laferrière, par exemple. Mais il est hors de question que je dise Comment faire l’amour avec un N-mot sans se fatiguer ou que je parle du N-word lorsqu’il est question du mot français. Appelons ça un compromis générationnel.