Notre journaliste Luc Boulanger rend hommage à sa mère, âgée de 89 ans, à l’occasion de la fête des Mères.

À la fin de l’excellente série documentaire Hillary, de Netflix, sur Hillary Clinton, une scène m’a fait pleurer à chaudes larmes dans mon salon.

On y voit l’aspirante à la présidence des États-Unis s’adresser à une foule à Philadelphie, berceau de l’indépendance américaine, le soir du 7 novembre 2016. « Vous allez voter pour un pays inclusif, au grand cœur et ouvert d’esprit. Soyez fiers de ce que vous laisserez à vos petits-enfants en héritage », scande Clinton, alors toujours sûre de battre Trump, la veille de l’élection.

Fondu au noir. Le lendemain du vote, aux aurores, la candidate démocrate est maintenant devant une centaine de partisans entassés dans une salle d’un hôtel new-yorkais. Tout le monde a les yeux gonflés par les larmes, et le visage bouffi par la nuit blanche. Encaissant sa défaite, Hillary Clinton brûle ses dernières réserves et livre son discours de concession. « À toutes ces jeunes filles qui nous regardent, je leur dis ceci : “Ne doutez jamais de votre valeur, de votre estime, ni de votre droit de poursuivre et réaliser vos rêves.” »

Curieusement, en écoutant le discours de Mme Clinton, j’ai pensé à une femme qui a vécu très très loin du monde politique. Une femme qui faisait partie de la majorité dite « silencieuse », toujours à observer et à analyser de loin, en retrait, durant près d’un siècle, la lutte pour l’égalité des sexes et les droits des femmes.

PHOTO FOURNIE PAR LUC BOULANGER

Pierrette Nadeau et son fils

J’ai pensé à ma mère, Pierrette Nadeau, qui aura 90 ans le mois prochain.

Reine du foyer

Et pourtant, ma mère n’a absolument rien en commun avec Hillary Clinton. Ni d’ailleurs avec aucune politicienne, militante féministe ou femme de carrière. Son parcours est plutôt celui d’une femme à la maison pour qui le rêve d’une vie publique, voire professionnelle, semblait impossible. Maman s’est mariée jeune, a élevé ses enfants, et n’a jamais travaillé en dehors de la maison après son mariage. Elle était ce qu’on appelait pompeusement à l’époque « une reine du foyer ».

Toutefois, ma mère aimait la politique. Elle suivait assidûment son actualité dans les médias. Son idole était René Lévesque. Elle admirait aussi les (rares) femmes qui se lançaient dans l’arène; les Thérèse Casgrain, Solange Chaput-Rolland, Lise Payette et, plus tard, Pauline Marois.

Dans les années 70, en pleine campagne électorale, constatant son intérêt pour la chose politique, j’avais suggéré à maman de faire du bénévolat pour son parti préféré; à l’instar de mon père. Elle m’a regardé drôlement. Comme si je lui proposais d’aller marcher sur la Lune !

Pas le cœur à la fête

Comme des millions de vieux enfants sur la planète, je m’apprête à vivre cette fête des Mères le cœur lourd, sans pouvoir embrasser la femme qui m’a mis au monde, ni même l’apercevoir à travers la fenêtre de sa chambre à la résidence.

Parce que ma mère est en quarantaine. Elle a été déclarée positive à la COVID-19, le 19 avril, et elle n’habite plus dans la résidence où elle vit depuis la mort de mon père. Bien que sans symptômes, elle représentait un risque de contamination et on l’a transférée au 20e étage d’un hôtel du centre-ville. Elle est partie dans un taxi en vitesse et sans bagages, et sans que sa famille puisse l’accompagner. Pour une période indéterminée.

On a donné à la famille un numéro de cellulaire. Parce qu’il n’y a pas de téléphone dans sa chambre qu’elle partage avec une autre patiente. Je laisse un message dans une boîte vocale, puis, un infirmier ou un préposé, jamais la même personne, me donne de ses nouvelles et va gentiment lui apporter le téléphone au lit.

— Madame Nadeau, vous reconnaissez la voix de votre fils ?

Ma mère me parle quelques minutes. Elle me demande quand ça va finir; si le virus est encore là; quand elle pourra retourner à sa résidence; si elle peut avoir ses affaires; pourquoi elle ne peut plus fumer ses cigarettes ni manger ses crêpes ? Tant de questions, sans réponses…

Maman coupe vite la conversation, sans raccrocher. Je l’entends dire : « Comment on ferme ça, ces affaires-là ? »

Et je constate, hélas, que ce n’est pas tout le monde qui trouve du réconfort avec les nouvelles technologies… Et que ça n’a aucun sens qu’une femme de 89 ans soit seule depuis des semaines, sans pouvoir être avec sa famille. Privée de chaleur humaine. Quel cauchemar !

Le bon côté des choses…

Le 9 novembre 2016 au petit matin, Hillary Clinton croyait aussi vivre un cauchemar. Dans les rues de Manhattan, elle croisait des « morts-vivants » qui encaissaient la défaite avec stupeur et effroi : « Ça n’avait AUCUN sens qu’un tel homme, Trump, soit élu président des États-Unis », se souvient-elle quatre ans plus tard.

Or depuis, l’ex-politicienne se console en voyant le fort mouvement d’opposition contre Trump et l’implication active de plusieurs femmes en politique. Elle préfère voir le bon côté des choses, le « silver lining », comme on appelle en anglais la lumière autour des nuages menaçants.

À mes yeux, la pandémie actuelle est comparable à une grosse défaite électorale à l’échelle planétaire, à la puissance mille ! Or, en pensant au message d’Hillary Clinton, je souhaite qu’un jour ma mère retrouve sa dignité humaine, et qu’on célèbre ensemble notre victoire contre un méchant virus.

J’essaie de me consoler, en croyant aussi que c’est après la défaite que l’espoir renaît. Plus fort.

Des nouvelles de maman…

Quelques jours après avoir écrit cette lettre à ma mère qu’elle ne pourra lire, j’ai eu des nouvelles fraîches par une infirmière : maman a obtenu un résultat négatif après deux nouveaux tests !

Malgré cette bonne nouvelle, elle sera seule pour la fête des Mères. Or ce dimanche, je vais quand même fêter, pour souligner le courage et la force de ma mère. Finalement, elle a peut-être deux ou trois choses en commun… avec Hillary Clinton !