Son sac à dos lui va jusqu’en arrière des genoux. Elle l’a choisi elle-même. Depuis le temps qu’elle m’en parlait. Qu’on en parlait, de son entrée à la maternelle. C’est ma dernière. Elle a deux grands frères qui la précèdent. Qui sont à l’école depuis quelques années. « Jeanne, cette année, tu vas être à l’école avec nous. » J’anticipais le moment, je le voyais comme une ligne d’arrivée. Le moment où, enfin, ils seraient tous les trois casés au même endroit. À la même école. Bien cordés.

Le moment est venu. Ils l’ont appelée. Par son nom complet. En prononçant mal notre nom de famille, comme c’est la tradition. Et elle est partie. Elle s’est retournée au milieu du troupeau de ses semblables et elle m’a envoyé sa petite main. Avec un sourire en coin. Nerveuse, mais heureuse. Pas de larmes. Elle, non. Moi ? Oui.

Elle est partie, c’est ma dernière. Elle est juste à la maternelle, qui est au coin de ma rue, mais elle conclut, avec ce petit signe de la main, 10 années de bébés que je termine. Que l’on termine.

C’est fini. En faire un quatrième ? Êtes-vous malade ? Juste parce que je ne saurais pas faire un deuil ? Imposer ça à un enfant ? Je ne penserais pas, non.

La vie, c’est rien que ça, des deuils. Des étapes qui aboutissent. Des phases qui passent. Et les enfants sont des calendriers sur pattes. Quand t’es dans la phase des bébés, certains te regardent avec nostalgie : « Profite, ça passe tellement vite. » Et toi, les cheveux en bataille, les mamelons craquelés, les cernes jusqu’aux pieds, t’as du mal à voir quel bout passe vite exactement.

Mais ça passe vite. Comme tout le reste. La cruauté du temps qui nous enlève nos enfants, qui les fait s’effacer de jour en jour. Comme la pluie lave leurs dessins sur le trottoir. Ils commencent dans ton ventre et ils s’éloignent chaque heure un peu plus. Et ça te fait pleurer. Et tu ne peux pas leur retirer leur croissance. T’es là pour ça ! T’es le tuteur, tu veux qu’ils poussent et le plus haut possible, mais tu ne peux pas t’empêcher de vouloir t’agripper. À ce qui file.

Elle est partie, mais elle est encore là. Autrement. Avec tous ses mots de maternelle, toutes ses histoires à me raconter, ses « pendant l’histoire, je bâillais énormément ». C’est ma dernière et toutes ses premières fois signent l’arrêt de mort de mes bébés. Alors je décore sa chambre et je place ses petites affaires et je la regarde mûrir comme ses frères. Je me raccroche au temps qu’on a maintenant, à leur fouillis, leur chaos, leurs voix qui percent les matins comme on pieute un immeuble. À toute cette tornade qui je sais passera, comme leurs cheveux fins me glissent entre les doigts.