Plus de 24 milliards d’égoportraits en provenance de téléphones cellulaires ont été téléchargés sur les serveurs de Google, en 2015. Se photographier soi-même – et en publier le résultat sur les réseaux sociaux – est devenu une pratique archicourante.

« Plusieurs jeunes disent que c’est maintenant une phase obligée de l’adolescence », indique Josiane Cadotte, qui a étudié le phénomène de l’égoportrait chez les ados dans le cadre de sa maîtrise en communications à l’UQAM. Six jeunes Montréalais âgés de 14 à 18 ans, adeptes du selfie, ont été rencontrés à deux reprises. Voici les points saillants de sa recherche.

Fruit d’une intention

Même quand ils sont publiés sur un réseau qui valorise l’instantanéité comme Snapchat, les égoportraits ne sont pas le fruit du hasard. Livia, 16 ans, prend trois clichés avant d’en publier un. Érika, 15 ans, dit en faire 10 avant d’en obtenir un qui lui plaît. Jeff, 16 ans, fait monter ce ratio à 100 pour 1. Et il publie jusqu’à 50 égoportraits par semaine…

Pourquoi ? « Le jeune désire se mettre en scène pour confirmer des aspects identitaires constitutifs de sa représentation de soi », estime Josiane Cadotte. Elle établit quatre intentions derrière les selfies des ados : montrer qu’ils ont une vie active, se faire complimenter, renforcer les liens avec leurs pairs, construire et affirmer une image de soi.

Jayden, 15 ans, se photographie à côté du score « quand [il] joue à un jeu vidéo et qu’[il bat] quelqu’un », explique-t-il à la chercheuse. Érika publie un égoportrait « quand [elle se] trouve vraiment belle », dit-elle. D’autres se photographient dans leur salle de bains, en train de rigoler avec leurs copains, au concert ou en vacances. L’expérience en elle-même n’est plus satisfaisante, « elle doit être vue et commentée afin de pouvoir avoir un sens pour le jeune », note Josiane Cadotte.

Essais et erreurs

L’égoportrait est une image que le jeune se construit, avec laquelle il peut « s’essayer en ligne », estime Josiane Cadotte. Cette image de soi est renouvelable, à coups d’essais et d’erreurs, plus ou moins fidèles à la plate réalité.

« Parfois, les jeunes s’attribuent des traits qu’ils ont choisis, mais au bout du compte, ce n’est pas eux. »

« Jeff faisait plein de photos à moitié nu, super sexy, poursuit-elle. Souvent, il recevait des messages en privé, de personnes plus âgées. C’est comme ça que commence le harcèlement, mais il ne s’en rendait pas compte. »

D’autres mettent en ligne des photos en espérant se faire dire qu’ils sont beaux – et ils sont déçus si ce n’est pas confirmé. « Ils vont dire : “OK, ça n’a pas marché avec cette photo-là, je n’ai pas eu l’air sexy, je vais essayer avec une autre photo” », illustre la chercheuse.

Revivre le passé

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

« Après avoir fait toutes ces recherches, je peux dire que oui, la pratique de l’égoportrait a un impact sur la représentation de soi des jeunes », dit Josiane Cadotte, aujourd’hui éducatrice jeunesse et chargée de communications à l’ACEF de l’est de Montréal.

Regarder ses égoportraits du passé en rafale, comme on feuilletait jadis un album de photos au coin du feu, est une pratique répandue chez les jeunes. « Cela leur donne confiance, parce qu’ils sont témoins de leur évolution, mais c’est aussi narcissique », note-t-elle. 

« Quand ils ne savent pas quoi faire, par exemple assis dans l’autobus, ils vont regarder leurs égoportraits et se trouver beaux. »

D’autres scrutent leurs selfies du passé pour se féliciter d’être en meilleure forme, se rappeler une tenue vestimentaire qui leur a plu ou un maquillage à reproduire. Ce retour vers soi peut les aider « à sentir une continuité entre ce qu’ils promettent de devenir et ce qu’ils sont dans le présent », selon la chercheuse, qui cite notamment le psychanalyste Erik Erikson.

Moment crucial

La pratique de l’égoportrait répond à un besoin de représentation de soi souvent ressenti pendant un moment précis de l’adolescence. Après, cette soif de valorisation peut être moins vive. Livia a arrêté graduellement de publier des égoportraits. « Elle avait découvert d’autres passe-temps, précise Josiane Cadotte. Son objectif était d’aller apprendre la danse en Corée. »

Jeff a aussi diminué la fréquence de publication de selfies entre les deux rencontres avec la chercheuse.

« À un moment donné, je me suis dit : “Je le sais que je suis cute, j’ai d’autres choses à faire de ma vie”. »

Même chose pour Érika, qui a réalisé qu’elle devait se concentrer sur ses études pour devenir infirmière. « Souvent, les égoportraits comblent un vide, indique Josiane Cadotte. Quand ils voient venir le passage au cégep, que des décisions importantes doivent être prises, les jeunes lâchent ça un peu. »

Pratiques défaillantes

À l’excès, le selfie peut aussi causer « une forme de distorsion de l’image mentale » de soi des ados. Ça peut être dangereux. Jeff admet se fixer des objectifs, par exemple avoir 100 « J’aime » après la publication d’une photo. Rien de sérieux, affirme-t-il. Pourtant, il s’affole après n’avoir eu que 70 « likes » sur une photo, alors que la précédente en avait eu 158. « Il angoissait vraiment », se souvient la chercheuse. Le capital social devient calculable et calculé.

Nadia, 18 ans, est quant à elle accro à la pratique. « Snapchat, pour moi, c’est comme si je suis une vedette », explique-t-elle. La jeune femme diffuse au moins 10 égoportraits par jour, comme les stars qu’elle suit sur les réseaux sociaux. Elle va jusqu’à se photographier quand elle retire de l’argent au guichet automatique, pour faire des envieux. Avant la deuxième rencontre avec Josiane Cadotte, Nadia a toutefois cassé son cellulaire. « Elle n’allait pas bien, se souvient la chercheuse. Elle se remettait en question et elle était au bord des larmes. » Des larmes dont ne témoigne aucun égoportrait.