Il était une fois, j’ai eu deux gars. Très différents. Quand on me demande de les décrire, je donne souvent cet exemple : si tu joues à Où est Charlie ? avec eux, tu ressens toute leur différence. 

Le premier se perd dans le dessin. Oui, bien sûr, il y a la quête de Charlie, mais, bof, c’est moins intéressant que l’histoire. Les millions de détails et les centaines de saynètes qui se passent dans le dessin, c’est ça qui lui importe.

L’autre, il a une mission. L’autre, il fonctionne bien quand il y a un cadre, l’autre, il est content qu’il y ait des consignes, des directives, des règles, un but à atteindre. C’est un sportif. Le premier est un artiste.

Ils ont tous les deux le même bagage génétique. Ils sont nés avec à peine deux ans d’écart. Ils n’ont jamais dormi ailleurs que dans la même chambre et, même si je passe ma vie à faire la police, à les punir avec d’horribles tâches parce qu’ils se sont encore battus et qu’ils vous confieraient combien leur frère gâche leur vie, il vous suffit de les séparer deux heures pour qu’ils s’ennuient l’un de l’autre. Des frères. Mes deux gars.

J’ai de la chance d’avoir eu des gars.

Je suis heureuse d’avoir fini par une fille, mais je suis contente d’avoir eu des gars parce qu’ils m’ont fait entrer dans leur monde. L’univers « couillu ». Ils me parlent depuis leur naissance de choses que je ne comprends pas.

Ça a commencé avec les dinosaures. Déjà, à 4 ans, ils m’avaient larguée. Je ne suis pas fan des dinosaures. Ils sont gros, ils sont laids, ils nous rappellent qu’une espèce au complet peut disparaître… Meh, pas mon truc.

« Maman, maman, devine quel dinosaure je fais… »

Grognements, petits bras, bave…

« Heu, un tyrannosaure ? 

— Trois griffes, maman ! Un allosaure ! »

O.K., pas besoin de m’engueuler, t’es né genre en 2016, fais pas semblant que tu sais des choses.

Je suis particulièrement heureuse de faire partie de leur monde parce qu’ils sont aussi mon billet d’entrée chez le barbier. Le barbier, qui, après un vestiaire pour hommes, n’est pas loin d’être le truc le plus exclusivement et traditionnellement masculin qui soit. Je m’y sens comme si j’avais mis un chapeau melon et une fausse moustache, et étais entrée avec un semblant de grosse voix dans une taverne : « Messieurs, bonjour. »

Mais j’ai le droit d’y être, mon gars de 8 ans doit se faire dégager les oreilles. Je vais là. Y a même l’une de ces enseignes bleu-blanc-rouge qui tourne. « Un poteau de barbier », m’a dit mon père. L’endroit est presque un cliché. Y a même des Playboy sur la table, j’essaie de les éloigner… Mais bon, il n’est jamais trop tôt pour rappeler aux gars le pouvoir qu’auront un jour sur eux les femmes et que ce sera à eux d’habilement gérer cette vulnérabilité…

J’attrape un livre qui traîne, je lis sur la vie d’Al Capone. Un peu plus et je crache de la chique à terre. Son père était barbier. On attend notre tour. L’endroit est riche d’hommes qui veulent se faire rafraîchir la coupe, « t’à coup » que Nancy à la comptabilité aurait enfin largué son chum. Les partys de bureau battent leur plein.

J’aime être là. J’aime les gars. J’aime les observer. J’aime les connaître. J’aime les élever. Je les comprends mal, souvent. Mais leurs passions me fascinent. Les voir potiner sur le hockey comme des mémères. Non, mais les détails. Les détails qu’ils retiennent. Ça fait trois semaines que t’oublies de racheter du savon à lave-vaisselle, mais en quelle année Bob Gainey a arrêté de jouer dans la Ligue nationale, ça, tu t’en souviens.

Élever des gars n’est pas toujours facile. Souvent, ça me fait peur. Ça m’inquiète.

On écrit beaucoup ces temps-ci sur l’école et cette société où trop d’entre eux échouent. Sur leur santé mentale qui trop souvent vacille, sur leur incapacité à gérer les émotions, sur la manière grotesque et impensable qu’ont certains de s’occuper de leur souffrance, trop radicalement, en faisant du mal.

Le monde des hommes est pour nous, femmes, fréquemment incompréhensible par sa violence inouïe. Nous en sommes témoins depuis toujours, et c’est aussi nous qui les faisons… Ces débuts d’hommes.

Mon fils de 8 ans est assis sur sa chaise de barbier. L’homme qui lui tond le derrière de la nuque a un fort accent espagnol, il porte un sarrau et s’applique. Il a en lui ce que je préfère chez les hommes, au milieu de tous ces poils : de la tendresse. Tous les hommes les plus forts que j’ai vus avaient ça. Au cœur de leur grand corps. Cette affection. Pour les autres. Pour un métier. Je trouve ça beau, comme un grand arbre solide, mais qui fleurit.

On rentre. Sur le chemin du retour, il neige. Mon début d’homme sourit et il a mis sa tuque du Canadien qui aplatit le gel de sa nouvelle coupe. Celui-là, il ne dit rien quand on marche. Tout le contraire de son frère. Ce sont mes plus beaux moments. Ceux qui me rassurent, qui me rappellent que je suis là pour eux. Ceux qui, j’espère, sèment en mes gars le courage de la tendresse.