Le jeu du ballon-chasseur est-il une métaphore de la vie en société ? J’étais trop jeune pour avoir ce genre de pensée mélancolique et profonde quand mes lunettes étaient fracassées en recevant une solide garnotte dans la cour d’école.

Joy Butler, professeure de pédagogie à l’Université de la Colombie-Britannique, estime que le ballon-chasseur est de « l’intimidation légalisée » dans un article de Radio-Canada qui a énervé bien des gens. Que deviendront les générations futures, se demande-t-on, sans cette saine initiation aux sports de groupe ? 

Ai-je été victime d’intimidation sans le savoir ? Je ne pense pas. Toujours est-il que j’endurais plus que je ne jouais au ballon-chasseur, jeu qui avait le grand mérite de me révéler quelle était ma place dans la chaîne alimentaire sportive : tout en bas, comme le plancton. Toujours dans les dernières choisies quand on formait les équipes, mais dans les dernières éliminées aussi – on gardait les nuls pour le dessert, mais certains nuls étaient vraiment bons dans l’esquive.

De toute façon, je prenais ma revanche dans le cours d’arts plastiques en faisant de belles bandes dessinées, pendant que le sportif peinait à créer un bonhomme allumette. Il y a d’autres façons de se défouler que le sport dans la vie. L’histoire de l’art en général, c’en est presque un cliché, est souvent faite de gens rejetés qui ont développé leurs talents dans leur coin en réaction à la brutale loi du plus fort et cela n’en fait pas des gens moins méchants pour autant.

C’est ainsi qu’en voyant la dernière couverture de Charlie Hebdo, j’étais partagée entre une indignation féministe et le fou rire des « rejets ». C’est la première une de Biche, entré à Charlie en 2018, qui vient d’avoir son baptême de feu sur les réseaux sociaux. Il s’attaque à la Coupe du monde féminine de foot (le soccer pour nous) qui est organisée pour la première fois en France, avec un dessin représentant un gros sexe féminin — clin d’œil à L’Origine du monde de Courbet dont c’est le bicentenaire de naissance cette année — où va se loger un ballon de foot à la place du clitoris. Le dessin est accompagné de cette phrase : « on va en bouffer pendant un mois ! » – qui sait si, au delà de l’exaspération qu’on y entend, n’y aurait-il pas là un hommage au cunnilingus…

IMAGE FOURNIE PAR CHARLIE HEBDO

La une controversée de Charlie Hebdo au sujet de la Coupe du monde féminine de soccer 2019

C’est vulgaire, le dessin n’est pas très beau, on retrouve l’humour beauf (mononcle chez nous) typique du journal, mais il faut savoir que Charlie a toujours attaqué le foot, une vraie religion en France. C’est un peu comme si on avait ici une publication de dessinateurs qui s’en prenaient systématiquement au hockey à chaque Coupe Stanley pour déranger la liesse des amateurs de sports. En 1998, ils avaient fait un numéro hors-série intitulé L’horreur footballistique – le supplice du Mondia l, pour eux, c’est « ni Dieu ni Foot » et si on se choque d’un dessin de vulve en couverture, on peut vraiment sortir des tas de unes de Charlie avec des pénis, car la scatologie, ils y tiennent. En bons rejets, ils n’allaient pas se montrer plus gentils parce que c’est du foot féminin et dans son éditorial, Riss pose la question : « Le foot féminin devra-t-il aussi participer à l’abrutissement des foules pour être pris au sérieux et considéré comme l’égal du foot masculin ? »

IMAGE FOURNIE PAR CHARLIE HEBDO

En 1998, l’autre une controversée
de Charlie Hebdo

Pour ma part, ce n’est pas parce que la garnotte venait d’une fille que j’aimais plus le ballon-chasseur.

Oui, mais les joueuses de foot font déjà l’objet d’insultes misogynes, peut-on argumenter. Et c’est vrai. Mais cette couverture de Charlie est bien moins insultante qu’un tas de propos débiles qu’on entend en France ces temps-ci. Du philosophe Alain Finkielkraut qui se désole à la télé en disant « ce n’est pas comme ça que j’ai envie de voir des femmes », en se rappelant Martin Solveig qui demandait l’an dernier à Ada Hegerberg, premier Ballon d’or féminin de l’histoire, si elle savait « twerker », jusqu’à ce commentateur du journal télévisé de TFI qui analyse un match en ces termes : « avec des gestes si délicats, au bout de doigts si fins, on peut comprendre que certains rêveraient d’être à la place du ballon » (allez écouter ça, c’est de toute beauté), ils sont nombreux à nous régaler de leurs discours machos. Dans le fond, la une de Charlie Hebdo pointe directement ce qui dérange les messieurs dans cette Coupe du monde : le sexe des joueuses. Tout en réaffirmant son indifférence au foot.

Cette énième provocation arrive au moment où le dessinateur Garnotte, dont on aimait tant le trait si fin, prend sa retraite du Devoir et que le New York Times décide de retirer les caricatures de son édition internationale pour éviter les controverses.

C’est un sale temps pour les caricaturistes alors qu’on semble devenir de plus en plus allergique à la représentation humoristique picturale.

Ça inclut la caricature d’Aislin, mêlant la CAQ et le KKK, refusée par The Gazette, mais publiée sur Twitter par son auteur, que je n’ai pas aimée. « Les gens choqués par des dessins ont toujours existé, me dit mon collègue Serge Chapleau. C’est juste que depuis les réseaux sociaux, ils ont une tribune. Je me priverais des compliments que je reçois si ça m’évitait de recevoir les insultes. »

Les caricaturistes sont-ils en train de devenir les « rejets » du journalisme, alors qu’ils font partie de la « game » depuis si longtemps ? Ce serait terrible et injuste, de même qu’une grande perte. Ils sont capables de nous faire sourire, ou grincer des dents, dans un monde qui devient mortellement sérieux. Une caricature, ça pince, ça fesse, comme une garnotte, mais ce n’est pas grave, et au moins, l’espace d’un dessin, dans cet immense bavardage public étourdissant et polarisé, ce sont les rigolos qui tiennent le ballon.