C'est un fait: les couples font de moins en moins d'enfants. Les familles nombreuses sont de plus en plus rares. Et c'est mathématique : les enfants du milieu, dits « sandwichs », pris entre l'aîné souvent adulé et le petit dernier, bébé gâté, sont aussi en voie de disparition. Faut-il s'en inquiéter ? Peut-être bien que oui.

Qu'ont en commun Martin Luther King, le dalaï-lama et Abraham Lincoln ? À part d'être des pionniers, pacifistes et négociateurs incarnés ? Ce sont des enfants du milieu. Tout comme John F. Kennedy, Lech Walesa ou Nelson Mandela.

Un article publié dans The Cut, du New York Magazine, a fait le tour de la planète durant l'été, prédisant l'extinction d'une espèce qu'on ignorait être en voie de disparition : l'enfant du milieu. L'auteur, Adam Sternbergh, y allait d'une analyse archi fouillée, chiffres et études rigoureuses à l'appui, avec une touche de divertissante autodérision : si vous ignoriez que les enfants du milieu existaient, et si leur disparition risque d'être passée sous silence, c'est parce que toute notre existence est en fait caractérisée par cette indifférence chronique, écrivait le journaliste, enfant du milieu lui-même.

UN PEU DE THÉORIE

Pour comprendre en quoi les enfants du milieu sont ignorés, permettez un peu de théorie. Depuis toujours, les chercheurs tentent de comprendre pourquoi des enfants, pourtant élevés par les mêmes parents, avec les mêmes valeurs, grandissent si différents. Il y a bien sûr des différences de gènes, de genre, mais aussi, de rang de naissance. C'est au psychanalyste autrichien Alfred Adler (le quatrième de cinq enfants) que l'on doit les toutes premières théories sur le sujet, au début du XXe siècle.

En résumé, on dit souvent que les aînés, qui sont les seuls de la fratrie à jouir d'un environnement exclusif d'adultes, ont tendance à être choyés par leurs parents, qui (sur)investissent temps et argent dans leur éducation. Du coup, ce sont eux qui, c'est prouvé, ont généralement les QI les plus élevés de leur fratrie, et sont les plus responsables, respectueux des règles et fonceurs. Des mini boss, quoi.

Les derniers, à l'inverse, jouissent d'une grande fratrie. Ce sont les éternels bébés de la famille, plus émotifs, à qui on donne aussi le moins de responsabilités, bref les plus gâtés.

Et les enfants « du milieu » ? Si on a longtemps parlé du « syndrome du milieu » pour faire allusion à ces enfants un peu négligés, ni admirés comme les aînés, mais jamais chouchoutés comme les derniers, les dernières recherches tendent au contraire à les voir comme les plus « agréables » qui soient. D'où l'angoisse ici de les voir disparaître.

LES PLUS « AGRÉABLES »

L'expression n'est pas de nous, mais de Frank J. Sulloway, une sommité en matière de recherche sur le rang des naissances, professeur au département de psychologie à l'Université de Berkeley, en Californie.

« Ceux qui naissent en deuxième ou troisième place sont plus agréables, parce qu'ils ont moins de pouvoir. Ils n'ont pas le choix d'être coopératifs », explique le professeur, darwinien convaincu, en entrevue. Impossible de gagner par la force, ils optent à l'inverse pour la négociation et la gentillesse.

« Ne pas être agressif, c'est une stratégie de survie », résume-t-il. À tout ceux qui contestent ces théories (certains y voyant de simples observations fantaisistes, s'apparentant à l'astrologie), il rétorque que ces conflits au sein des fratries pour les faveurs des parents s'observent dans toutes les espèces, depuis des milliers d'années.

« S'imaginer que cela n'influence pas la personnalité est un non-sens. La question est plutôt :  à quel point est-ce que ça l'influence ? »

LES FORCES DU MILIEU

Catherine Salmon est professeure de psychologie à l'Université de Redlands, en Californie, et experte en matière d'enfants du milieu. L'auteure de The Secret Power of Middle Children voit, comme Frank J. Sulloway, plusieurs qualités uniques associées au fait de naître ni l'aîné ni le dernier.

D'abord, dit-elle, comme leur statut au sein de la fratrie est moins défini (ce ne sont ni les chefs ni les bébés), les enfants du milieu jouissent d'une liberté particulière, qui leur permet d'explorer hors des sentiers battus. Ce sont les plus indépendants et innovateurs du lot. Ce sont ceux, aussi, qui ont le plus tendance à prendre des risques. C'est ainsi que les enfants du milieu sont souvent des pionniers et des créatifs dans leur domaine respectif.

Ensuite, s'il est reconnu que ce sont des négociateurs hors pair (« parce qu'ils ont toujours dû négocier, ils sont coincés au milieu »), empathiques nés avec un sens aigu de la justice (« probablement parce qu'ils sont témoins d'injustices dans leur enfance »), ce sont aussi ceux qui ont les plus vastes et solides réseaux sociaux (« comme leurs parents sont moins une ressource pour eux »).

Enfin, s'ils font généralement d'excellents amis, ils sont en prime des amoureux hors pair. Une étude, réalisée par Catherine Salmon en Israël, compare les enfants du milieu au groupe sanguin O : « ils s'entendent avec tout le monde », résume-t-elle. Encore une fois parce qu'ils savent habilement négocier et sagement faire des compromis.

À RETENIR

D'où la question : de quoi aura l'air le monde de demain sans ces pacifistes de naissance ? Au lieu de craindre leur disparition future probable, Catherine Salmon propose au contraire de cerner leurs qualités (qui ne sont évidemment pas exclusives à leur rang de naissance), et surtout leurs origines, histoire de pouvoir continuer de les cultiver.

Et surprise : « plusieurs de ces qualités sont le fruit d'une certaine négligence », fait valoir la chercheuse. Mais attention. Nuance : ce ne sont bien sûr pas des enfants privés de quoi que ce soit, rit-elle, « on ne les enferme pas dans des placards ». Alors quoi ? « Ils ne sont pas surprotégés. Leurs parents ne sont pas surinvestis dans leur vie », conclut la chercheuse. Ce qui leur permet d'être plus libres que la moyenne, plus indépendants, plus créatifs. À méditer...

Souvenirs du «milieu»

Ils ont grandi entre un grand frère et une petite soeur, avec un statut hybride, souvent avec les inconvénients des aînés, sans les avantages des bébés. Pour nous, ils se souviennent.

Le scénario classique

« Je suis le classique middle child », pouffe Catherine Gauthier, 31 ans. Prise en sandwich entre un grand frère, fonceur, qui a du « succès dans tout », et la plus petite, plus « couvée » et, selon elle, « plus gâtée ». « Moi, il fallait que je sois la voix de la raison, c'est moi qui aidais le plus dans les tâches ménagères, il fallait que je sois la plus fine. » Peut-être parce que l'aîné était un garçon, donc « on en attendait moins », et sa soeur « était plus jeune, donc on en attendait moins aussi », concède-t-elle. « Mais on me demandait un peu plus. » Précision : Catherine n'est pas du tout amère, ça n'a pas été un grand souci dans sa vie, rit-elle.

La grande soeur malgré elle

« Je n'ai pas été délaissée ou mise de côté. En fait, j'étais assez proche de ma grande soeur. Assez proche pour me tenir avec elle. Avec elle et son groupe d'amis. C'est plus quand la petite est arrivée que j'ai développé une petite jalousie... », se souvient Véronique Fortier, 36 ans. Pourquoi ? Parce que la « troisième de la famille avait plus de lousse dans ses actions, et plus d'attention ». Ce n'est pas tout. Véronique n'a jamais voulu « jouer à la grande soeur ». Au contraire. Elle aimait « faire des mauvais coups », lance-t-elle. Sauf qu'on lui a « imposé » ce rôle. « Je me suis sentie comme la grande soeur, obligée de traîner la petite. [...] C'était vraiment pénible... »

L'enfant débrouillard

« Être l'enfant du milieu, c'est être celui qui apprend le plus à se débrouiller tout seul, souligne Éric Bouchard, 47 ans. Les plus vieux ont l'attention des parents, parce que ce sont les premiers, et les plus jeunes sont les petits derniers, donc ont aussi plus d'attention. » Cette dynamique lui a plutôt servi, dans la vie, affirme-t-il. « Peut-être que parce que j'avais moins d'attention, j'avais aussi une certaine liberté. » Attention, il n'a pas du tout été « négligé ». « Je suis de nature plus réservé, alors ça m'adonnait plus qu'autre chose. »

Passer inaperçu

Être l'enfant du milieu, pour Isabelle Landry-Larue, 43 ans, ça a toujours voulu dire être celle « entre les deux », au sens réconciliateur du terme : « J'ai toujours été la plus apte à réconcilier tout le monde ensemble. » Petite, Isabelle se souvient aussi d'être passée « un peu inaperçue » : « L'aînée, c'est celle qui vit toujours les premières expériences, et les parents sont concentrés là-dessus. Avec la dernière, les parents vivent une certaine nostalgie. Alors au milieu, on passe un peu inaperçu. » Un exemple ? « Comme quand on a oublié ma soirée de rentrée scolaire, parce qu'il y avait les autres : celle qui parlait plus fort, et l'autre qui chialait plus fort... », rit-elle.

Heureux dans sa tribu

Pour Antoine DeBlois, 37 ans, une famille de trois, ç'a été le bonheur. « On était une famille très proche, on avait toujours l'un ou l'autre avec qui interagir, on avait plein de fun ! » Il dit aussi avoir pu profiter abondamment de son statut de deuxième : « C'est ma [grande] soeur qui a débroussaillé les limites [...], et avec mon petit frère, je pouvais aussi avoir de l'autorité. » Un seul bémol, peut-être : « C'est sûr que mon père et mon frère, j'ai toujours jalousé un peu leur relation, concède-t-il. Mais est-ce que c'est parce qu'on était trois ? » Plus jeune, son père accordait manifestement plus d'attention au petit dernier. « Moi, je partais seul, en autobus, aux compétitions de ski, se souvient-il. Alors que mon père était avec mon frère, dans l'autobus... » Avec le recul, aujourd'hui parent, il réalise que c'était finalement bien normal !